Journal de vacances 

De Hanoi a Saigon, en 1943 

par Claudie Beaucarnot

 

Le père de Claudie Beaucarnot est arrivé en Indochine en 1920 comme Directeur Général des Tuileries de l'Indochine. Pendant les vacances scolaires de l'été 1943, il décide d'emmener toute sa famille en voiture de Hanoi à Saigon, à la faveur d'une tournée d'inspection des usines de Cochinchine. Claudie, l'une des deux filles du couple Beaucarnot, est ravie de découvrir ainsi "son" pays qu'elle affectionne tant. Ainsi, pendant plusieurs semaines, la famille parcours la "route mandarine" si cher à Roland Dorgeles quelques années plus tôt.  

Ce journal de voyage est un pur bonheur pour tous les amoureux de l'Indochine. A travers  les yeux d'une jeune lycéenne, les paysages défilent sous nos yeux émerveillés, complétés par les descriptions des villes et villages de l'Annam et de la Cochinchine, des stations d'altitudes, et de nombreux lieux chers aux français... Sans oublier les apparitions furtives du tigre et les traces de passages des éléphants sauvages. L'Indochine de cette année 1943 apparaît étonnement calme, sereine, éternelle..      

Accéder en direct au journal.

Le récit complet, ainsi que de nombreux additifs, est disponible sur le site http://www.bucknell.edu/Beaucarnot/diary.shtml  

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Claudie Beaucarnot, à la piscine du Cercle, à Saigon

 

Extraits

La situation de l'Indochine pendant la guerre

Nous avions mené une vie presque normale pendant ces années de guerre. Le Gouverneur Général, l'Amiral [Jean] Decoux avait pu, grâce à des accords qui n’avaient rien de honteux, passés avec les Japonais, minimiser leur présence en Indochine. L’Administration française était toujours là, les troupes françaises aussi, qui permirent aux planteurs, aux industriels, aux commerçants, tous, fortement aidés par ce peuple d'Annam intelligent et travailleur, de rivaliser d’ingéniosité pour essayer de faire rouler la machine Indochine avec les moyens du bord.
Utilisant uniquement les productions du pays, inventant , créant, retapant. Pratiquant largement le système D, propre aussi bien aux Français qu'aux Vietnamiens, nous avons vécu cette période exaltante où il a fallu ne compter que sur nous-mêmes. Nous éprouvions les mêmes satisfactions que
Robinson Crusoe sur son île déserte, lorsqu'il découvrait une utilisation aux matériaux qui lui tombaient sous la main. Les jeunes ont pu continuer leurs études, les adultes continuer à travailler, tous à recevoir les meilleurs soins grâce aux médecins aux laboratoires pharmaceutiques, aux Instituts Pasteur et Yersin qui poursuivaient leurs recherches dans ce pays aux conditions climatiques assez dures. Bref, cet état nous a permis de passer les quatre ans de guerre dans des conditions acceptables. Ce qui ne fut pas le cas pour nos voisins Anglais de Malaisie ou de Birmanie, ni des Hollandais de Java qui croupirent dans les geôles japonaises, quand ils ne furent pas tués dés le début des évènements.

La Société des Tuileries de l'Indochine, l'usine de Long Buu, destination de la famille Beaucarnot

Les dangers de la route...

Nous roulons à présent sur une route surélevée, bordée d'arbres. Nous dépassons des villages. Papa est obligé de donner plus d’un coup de frein pour éviter des bonnes femmes mi-endormies, mi-sourdes. Encore un coup de frein. La Renault danse et je sens une torsion à l’estomac. C'est une petite gardeuse de vache qui a lâché la longe de sa bête au moment où nous passions. Oh la vache! crie papa. On ne sait à qui cela s’adresse.

[...] Que se passe-t-il? La voiture danse sur la route. Je regarde et je vois un bonhomme qui zigzague, son fléau sur l’épaule. Il doit dormir en marchant. On a beau clacksonner, il n’entend rien. On s’en approche dangereusement et puis, tout d'un coup, je ferme les yeux. Un choc assez violent, un bruit de verre cassé. La voiture est arrêtée. Je rouvre les yeux et je vois le gars se diriger sur l’herbe en se frottant le bas du dos. Papa sort et cherche le bonhomme sous la voiture. Il le croyait mort! Quand il le voit indemne et par réaction, il veut lui administrer une raclée. Maman le calme et après, nous être assurés qu’il n'y a pas de bobo (sauf un peu son chargement), nous repartons.

Tam Dao

Il faut dire que depuis ma naissance, toutes les grandes vacances, à l’exception de notre année de congé en France et une autre année passée en Cochinchine, nous les avons passées au Tam Dao. Le Tam Dao, à 900 mètres d'altitude, est situé à 90 kilomètres d'Hanoï. C’est une station très agréable pour les Hanoïens en été, car tous les samedis soirs, les maris et pères de famille d'Hanoï montent voir femmes et enfants et passent la journée du dimanche avec eux. Tous les samedis, nous assistions au «train de maris». Assises sur le long banc de pierre situé devant l’Hôtel de la Cascade d’Argent, toutes les dames du Tam Dao attendaient leur époux. Parfois, dans leur impatience, elles grimpaient sur le banc pour voir venir de plus loin sur la route tortueuse, la voiture qui amène le bien-aimé. Lequel était souvent furieux parce que l'auto montait mal à cause du poids des nombreux paquets dont sa femme chérie l’avait chargé! Le Tam Dao, pour en revenir à lui, est une toute petite station, situé dans un cirque presque toujours dans le brouillard pendant les vacances, car c’est la saison des pluies au Tonkin. Il ne fait très beau au Tam Dao qu’en septembre. Le Tam Dao, nom qui signifie 3 montagnes est assez coquet et bien entretenu. Partout des pelouses vertes. Sur la cascade, des petits ponts japonais peint en rouge. Des massifs de fleurs sur les pelouses, un jardin d’enfants bien équipé et deux piscines. Le Tam Dao est le paradis des enfants. Ils s’y portent très bien et on voit des gosses: magnifiques, blonds ou bruns, frisés ou plats, qui à peine montés du delta, tout bourbouilleux et anémiques, perdent leurs boutons pour prendre de grosses joues roses et rebondies. Le Tam Dao est également le pays des dames «un peu n’enceintes» qui se promènent d'un air mélancolique et à pas lents. Notre villa est juste au milieu des pelouses. Et tous les ans papa a de discussions homériques avec la Résidence Supérieure qui, trouvant que c’est «la verrue» du Tam Dao, voudrait bien nous la faire raser. Mais papa se cramponne ! Non mais! Bref, en ce moment précis, j'adore le Tam Dao.

Keso

À droite, c’est aussi Keso. Il paraît qu'il y a une très belle cathédrale. C’est Monseigneur Puginier qui l’a construite avec l'aide de ses ouailles fidèles, lui qui n’avait jamais rien bâti. Il dessina le plan par terre grandeur nature et il fit bâtir sur son plan! Il fallait monter trois marches pour accéder à l’église terminée. Subitement, l’église s’est affaissée de deux mètres sans qu’aucune pierre n’ait joué, sans aucune fissure. Et maintenant, on descend trois marches pour entrer dans l’église!

Régions inexplorées

Papa a survolé en avion les montagnes de droite. Il y a vu un lac magnifique au milieu d'une végétation qui n'est pas trop exubérante. Il dit que c’est très beau, mais inexploré. Il n’y a aucune habitation. La région est d’ailleurs pratiquement inaccessible. C’est comme certains coins du Varella et du Lang Bian. Il n’y a que les Moïs qui y soient passés On vient de former une mission militaire pour explorer le Lang Bian. Car les cartes ne mentionnent même pas certaines régions. Ainsi, on n’a jamais parlé du petit lac que papa a vu. Il suffiraît de quelques petits avions pour examiner rapidement et sans fatigue le terrain.

Dalat

Enfin voilà Dalat. Pendant que maman va acheter du pain et que papa cherche du fil électrique, nous attendons dans la voiture Nicole et moi. Nous sommes arrêtés devant une boutique chinoise où des Moïs se ravitaillent. Ils mettent toutes leurs provisions dans de grandes jarres vernissées qu'ils portent sur leur dos à l’aide d'un support. Il y a là des hommes et des femmes. Ils fument tous la pipe. Quand elles ne fument pas, les femmes portent leur pipe dans leur chignon. Elles ont de longues jupes brodées. Le haut est nu. Et pourtant il fait froid. Je vois un vieux Moï qui a la chair de poule. Un autre s’est fait une veste en fibre de coco. Un troisième sort continuellement sa pipe pour cracher. Je le contemple, fascinée, car il lance de longs jets de salive sans même avancer les lèvres. Une Moïesse s'est entortille dans une couverture. Ils ont toujours des couvertures qui leur servent de manteau. Les femmes ont des colliers de perles bariolées. Les hommes ont un ceinture d'étoffe autour des reins et qui leur passe entre les jambes. Le ceinture est plus large devant, n'étant plus qu’une ficelle qui entre dans les fesses. C’est leur seul vêtement. Ils sont presque tous frisé mais vraiment crasseux. Les femmes ont dans les lobes d'oreilles de cercles de bois d'au moins cinq centimètres de diamètre. Celles qui les ont enlevés ont des lobes qui pendant démesurément. Les hommes ont de cercles plus petits. Ils ont parfois autour des chevilles des cercles d’étoffe. Les femmes portent les hottes. Car dans ces montagnes tout le transport se fait dans des hottes ou des jarres à dos d'hommes. Ils sont tous très bronzés et très musclés. Quelle belle race!

Vlan voilà qu’un agent de police coiffé du petit calot nous dresse une contravention: il paraît que l’on ne doit pas stationner là. Encore fallait-il le savoir! Mais c’est ainsi à Dalat. Les caisses de la municipalité se remplissent vite à ce petit jeu.

Saigon comparé à Hanoi

Papa et maman ont habités au Long Buu un an en 1936. Moi, j'étais en pension chez nos amis Rouelle à Saïgon où ils possèdent plusieurs « compartiments»: ces petits logements typiques de la ville, disposés en batterie dans des bâtisses sans étage, avec une cour par derrière. Quels bons souvenirs j'ai gardé de cette époque, où, infidèle à mon Lycée Albert Sarraut, j’ai suivi les cours de mi-cinquième A mi-quatrième au Lycée Chasseloup-Laubat, (avec [Norodom] Sihanouk prince cambodgien comme condisciple). Saïgon a toujours eu un grand attrait pour moi. La vie est très différente, plus gaie, plus nonchalante qu’à Hanoï. Cela tient sans doute au climat et au caractère de ses habitants. Ils prennent la vie du bon côté. D'ailleurs la vie est beaucoup plus facile pour eux qu'au Tonkin. Le pays est riche: le riz pousse en grande quantité dans le delta du Mékong et il y a un tas d’autres cultures intéressantes. Alors qu'au Tonkin, les conditions climatiques sévères obligent les habitants à un travail perpétuel avec un rendement moindre. Le delta du fleuve Rouge est triste. Tout est ocre: le ciel, la terre, les rizières, et même les vêtements des gens couleur cu-nau. Mais j’aime mon Tonkin plus que tout. J’y suis née. Et bien qu’il me soit agréable de le quitter de temps en temps, je suis si heureuse d'y revenir! Hanoï est une ville calme, tranquille, un peu guindée. Saïgon est une ville légère gaie cosmopolite.

Saigon en ce temps là...

Et le soir, nous allons déguster une soupe chinoise au Bar Papillon, rue Catinat. Outre son nom charmant, ce petit restaurant mitonne les meilleures spécialités chinoises de Saïgon. Que ce soit les potages aux ailerons de requins ou aux nids d'hirondelles ou au crabe, ou bien les beignets de crevettes sauce aigre douce, ou bien, ou bien ou bien. Avant de partir, quelques impressions sur le Saïgon de 1943. On trouve sans tickets pas mal de choses rares à Hanoï: huile, sucre, savon, lait. Les coolies-pousses ne rouspètent pas comme à Hanoï, mais ils sont plus rares. Le bière, surtout le marque Tiger Beer est parait-il bien meilleure qu’au Hanoï. J’ai horreur de le bière et n’en parle que par ouï-dire.

À la Pagode, le salon de thé-glacier le plus réputé de Saïgon, on savoure des cafés liégeois délicieux. Mais ils sont encore meilleurs à O’Daka à Dakao. Toujours à Dakao, le Boulanger fait un pain fameux. 

[...] Nous revoilà à Saïgon, ce qui est synonyme de courses et emplettes. L’Après-midi, nous faisons les derniers achats pour l’Arbre-Broyé. Nous allons au vieux Marché qui est un des endroits pittoresques de Saïgon. C’est le quartier des Ali Mohamed. Ils sont amusants avec leur chemise qui flotte au dessus du morceau de caraco à carreaux qui leur sert de jupe. Ils portent tous le fez: il y en a de jolis tout blancs brodés ton sur ton des rouges avec un gland noir, des verts en velours.

Tigre

Voilà ces charrettes aux roues énormes qui servent à transporter les billets de bois. Une tourterelle s’envole juste devant le capot de la voiture. Ca y est! J'ai vu mon tigre ! Il était énorme, majestueux. Il a traversé la route sans se presser et a disparu dans les fourrés. Il est 16h00 de l'après-Midi à 118 kilomètres de Saïgon. 500 mètres plus loin, il y avait des gens. Je suis ravie!

Éléphants

Nous quittons la province du Haut-Donnaï. Un panneau nous annonce que nous entrons en Cochinchine. Maintenant, c'est une forêt de grands arbres droit identiques a ceux de la forêt de Bien Hoa. II y a d’ailleurs de grandes coupes de bois faites par la B.I.F. (La Bien Hoa Industrielle et Forestière). C’est la région des éléphants sauvages. On écrase d'énormes crottes de ces animaux sur la route et de chaque côté, les bambous sont piétinés et arrachés. Un troupeau a dû passer par ici la nuit dernière.

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