TRAITÉ conclu à Saigon, le 13 mars 1874, entre la France et le royaume d'Annam
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Son Excellence le Président de la République Française et S. M. le roi de l'Annam, voulant unir leurs deux pays par les liens d'une amitié durable, ont résolu de conclure un traité de paix et d'alliance remplaçant celui du 5 juin 1862, et ils ont, en conséquence, nommé leurs plénipotentiaires à cet effet, savoir :
Son Excellence le Président de la République Française :
Le contre-amiral Dupré, gouverneur et commandant en chef de la basse Cochinchine, grand officier de l'ordre national de la Légion d'honneur, officier de l'instruction publique, etc.
Et S. M. le roi d'Annam :
Lê Tuân, ministre de la Justice, premier ambassadeur, et Nguyen Van Tuong, premier conseiller du ministre des Rites, deuxième ambassadeur, qui, après communication de leurs pouvoirs respectifs, trouvés en bonne et duc forme, sont convenus des articles suivants :
ARTICLE PREMIER. — Il y aura paix, amitié et alliance perpétuelles entre la France et le royaume d'Annam.
ART. 2. — Son Excellence le Président de la République Française, reconnaissant la souveraineté du roi de l'Annam et son entière indépendance vis-à-vis de toute puissance étrangère quelle qu'elle soit, lui promet aide et assistance et s'engage à lui donner, sur sa demande, et gratuitement, l'appui nécessaire pour maintenir dans ses Etats l'ordre et la tranquillité, pour le défendre contre toute attaque et pour détruire la piraterie qui désole une partie des côtes du royaume.
ART. 3. — En reconnaissance de cette protection, S. M. le Roi do l'Annam s'engage à conformer sa politique extérieure à celle de la France et à ne rien changer à ses relations diplomatiques actuelles.
Cet engagement politique ne s'étend pas aux traités de commerce. Mais, dans aucun cas. S. M. le roi de l'Annam ne pourra faire avec une nation, quelle qu'elle soit, de traité de commerce en désaccord avec celui conclu entre la France et le royaume d'Annam et sans en avoir préalablement informé le gouvernement, français.
Son Excellence le Président de la République Française s'engage à faire à S. M. le roi de l'Annam, don gratuit :
1° De cinq bâtiments à vapeur d'une force réunie de cinq cents chevaux en parfait état, ainsi que les chaudières et machines, armés et équipés conformément aux prescriptions du règlement d'armement ;
2° De cent canons de sept à seize centimètres de diamètre approvisionnés à deux cents coups par pièce ;
3" De mille fusils à tabatière et de cinq mille cartouches.
Ces bâtiments et armes seront rendus en Cochinchine et livrés dans le délai maximum d'un an, à partir de la date de l'échange des ratifications.
ART. 4. — Son Excellence le Président de la République Française promet, en outre, de mettre à la disposition du roi : des instructeurs militaires et marins en nombre suffisant pour reconstituer son armée et sa flotte ; des ingénieurs et chefs d'ateliers capables de diriger les travaux qu'il plaira à Sa Majesté de faire entreprendre; des hommes experts en matière de finances pour organiser le service des impôts et des douanes dans le royaume ; des professeurs pour fonder un collègue à Hué. Il promet, en outre, de fournir au roi les bâtiments de guerre, les armes et les munitions que Sa Majesté jugera nécessaire à son service.
La rémunération équitable des services ainsi rendus sera fixée d'un commun accord entre les hautes parties contractantes.
ART. 5. — S. M. le roi de l'Annam reconnaît la pleine et entière souveraineté de la France sur tout le territoire actuellement occupé par elle et compris entre les frontières suivantes :
A l'est, la mer de Chine et le royaume de l'Annam (province de Binh Thuan);
A l'ouest, le golfe de Siam ;
Au sud, la mer de Chine ;
Au nord, le royaume de Cambodge et le royaume d'Annam (province de Binh Thuàn).
Les onze tombeaux de la famille Pham, situés sur le territoire des villages de Tan Nien Dong et de Tan Quan Dong (province de Saïgon) et les trois tombes de la famille Ilô, situées sur les territoires des villages de Linh Chun Tay et Tan May (province de Bien Hoa) ne pourront être ouverts, creusés, violés ni détruits.
Il sera assigné un lot de terrain de cent maus d'étendue aux tombes de la famille Pham et un lot d'égale étendue à celles de la famille Hô. Les revenus de ces terres seront consacrés à l'entretien des tombes et à la subsistance des familles chargées de leur conservation. Les terres seront exemptes d'impôt et les hommes de ces familles seront également exempts des impôts personnels, du service militaire et des corvées.
ART. 6. — Il est fait remise au roi, par la France, de tout ce qui lui reste dû de l'ancienne indemnité de guerre.
ART. 7. — Sa Majesté s'engage formellement à rembourser, par l'entremise du Gouvernement français, le restant de l'indemnité due à l'Espagne, s'élevant à 1 million de dollars (à 0,62 du taël le dollar), et à affecter à ce remboursement la moitié du revenu net des douanes des ports ouverts au commerce européen et américain quel qu'en soit d'ailleurs le produit.
Le montant en sera versé chaque année au Trésor public de Saigon, chargé d'en faire la remise au Gouvernement espagnol, d'en tirer reçu et de transmettre ce reçu au gouvernement annamite.
ART. 8. — Son Excellence le Président de la République Française et Sa Majesté le roi accordent une amnistie générale, pleine et entière, avec levée de tous séquestres mis sur les biens, à ceux de leurs sujets respectifs qui, jusqu'à la conclusion du traité et auparavant, se sont compromis pour le service de l'autre partie contractante.
ART. 9. — Sa Majesté le roi de l'Annam, reconnaissant que la religion catholique enseigne aux hommes à faire le bien, révoque et annule toutes les prohibitions portées contre cette religion et accorde à tous ses sujets la permission de l'embrasser et de la pratiquer librement.
En conséquence, les chrétiens du royaume d'Annam pourront se réunir dans les églises en nombre illimité pour les exercices de leur culte. Ils ne seront plus obligés, sous aucun prétexte, à des actes contraires à leur religion, ni soumis à des recensements particuliers. Ils seront admis à tous les concours et aux emplois publics sans être tenus pour cela à aucun acte prohibé par la religion.
Sa Majesté s'engage à faire détruire les registres de dénombrement des chrétiens faits depuis quinze ans et à les traiter, quant aux recensements et impôts, exactement comme tous ses autres sujets. Elle s'engage en outre à renouveler la défense, si sagement portée par elle, d'employer dans le langage ou dans les écrits des termes injurieux pour la religion et à faire corriger les articles du Thâp Dieu dans lesquels de semblables termes sont employés.
Les évêques et missionnaires pourront librement entrer dans le royaume et circuler dans leurs diocèses avec un pas- seport du gouverneur de la Cochinchine visé par le Ministre des Rites ou par le gouverneur de la province. Ils pourront prêcher en tous lieux la doctrine catholique. Ils ne seront soumis à aucune surveillance particulière, et les villages ne seront plus tenus de déclarer aux mandarins ni leur arrivée, ni leur présence, ni leur départ.
Les prêtres annamites exerceront librement, comme les missionnaires, leur ministère. Si leur conduite est répréhensible, et si, aux termes de la loi, la faute par eux commise est passible de la peine du bâton ou du rotin, cette peine sera commuée en une punition équivalente.
Les évêques, les missionnaires et les prêtres annamites auront le droit d'acheter et de louer des terres et des maisons, de bâtir des églises, hôpitaux, écoles, orphelinats et. tous autres édifices destinés au service de leur culte.
Les biens enlevés aux chrétiens pour fait de religion, qui se trouvent encore sous séquestre, leur seront restitués.
Toutes les dispositions précédentes, sans exception, s'appliquent aux missionnaires espagnols aussi bien qu'aux Français.
Un édit royal, publié aussitôt après l'échange des ratifications, proclamera dans toutes les communes la liberté accordée par Sa Majesté aux chrétiens de son royaume.
ART. 10. — Le Gouvernement annamite aura la faculté d'ouvrir à Saïgon un collège placé sous la surveillance du directeur de l'intérieur, et dans lequel rien de contraire à la morale et à l'exercice de l'autorité française ne pourra être enseigné. Le culte y sera entièrement libre.
En cas de contravention, le professeur qui aura enfreint
ces prescriptions sera renvoyé dans son pays, et même, si la gravité du cas l'exige, le collège pourra être fermé.
ART. 11. — Le gouvernement annamite s'engage à ouvrir au commerce les ports de Thi Naï dans la province de Binh Dinh, de Ninh Haï dans la province de Haï Duong, la ville de Hanoï, et le passage par le fleuve du Nhi Hâ, depuis la mer jusqu'au Yun Nan.
Une convention additionnelle au traité, ayant même force que lui, fixera les conditions auxquelles ce commerce pourra être exercé.
Le port de Ninh Haï, celui de Hanoï et le transit par le fleuve seront ouverts aussitôt après l'échange des ratifica- tions, et même plus tôt si faire se peut; celui de Thi Naï un an après.
D'autres ports ou rivières pourront être ultérieurement ouverts au commerce, si le nombre et l'importance des re- lations établies montrent l'utilité de cette mesure.
ART. 12. — Les sujets français ou annamites de la France et les étrangers en général pourront, en respectant les lois du pays, s'établir, posséder et se livrer librement à toutes opérations commerciales et industrielles dans les villes ci- dessus désignées. Le Gouvernement do Sa Majesté mettra à leur disposition les terrains nécessaires à leur établissement.
Ils pourront de même naviguer et commercer entre la mer et la province de Yun Nan, par la voie du Nhi Hâ, moyen- nant l'acquittement des droits fixés, et à la condition de s'interdire tout trafic sur les rives du fleuve, entre la mer et Hanoï et entre Hanoï et la frontière de Chine.
Ils pourront librement choisir et engager à leur service des compradors, interprètes, écrivains, ouvriers, bateliers et domestiques.
ART. 13. — La France nommera dans chacun des ports ouverts au commerce un consul ou agent assisté d'une force suffisante, dont le chiffre no devra pas dépasser le nombre de cent hommes, pour assurer sa sécurité et faire respecter son autorité, pour faire la police des étrangers jusqu'à ce que toute crainte à ce sujet soit dissipée par l'établissement des bons rapports que ne peut manquer de faire naître la loyale exécution du traité.
ART. 14. — Les sujets du roi pourront, de leur côté, libre- ment voyager, résider, posséder et commercer en France et dans les colonies françaises en se conformant aux lois. Pour
assurer leur protection, Sa Majesté aura la faculté de faire résider des agents dans les ports ou villes dont elle fera choix.
ART. 15. — Lorsque des sujets français, européens ou cochinchinois, ou d'autres étrangers désireront s'établir dans un des lieux ci-dessus spécifiés, ils devront se faire inscrire chez le résident français, qui avisera l'autorité locale.
Les sujets annamites voulant s'établir en territoire français seront soumis aux mêmes dispositions.
Les français ou étrangers qui voudront voyager dans l'intérieur du pays ne pourront le faire que s'ils sont munis d'un passeport délivré par un agent français et avec le consentement et le visa des autorités annamites. Tout commerce leur sera interdit sous peine de confiscation de leurs marchandises.
Cette faculté de voyager pouvant présenter des dangers dans l'état actuel du pays, les étrangers n'en jouiront qu'après que le gouvernement annamite, d'accord avec le représentant de la France à Hué, jugera le pays suffisamment calmé.
Si des voyageurs français doivent parcourir le pays en qualité de savants, déclaration en sera également faite ; ils jouiront à ce titre de la protection du gouvernement, qui leur délivrera les passeports nécessaires, les aidera dans l'accomplissement de leur mission et facilitera leurs études.
ART. 16. — Toutes contestations entre Français ou entre Français ou étrangers seront jugées par le résident français.
Lorsque des sujets français ou étrangers auront quelque contestation avec des Annamites ou quelque plainte ou récla- mation à formuler, ils devront d'abord exposer l'affaire au résident, qui s'efforcera de l'arranger à l'amiable.
Si l'arrangement est impossible, le résident requerra l'assistance d'un juge annamite commissionné à cet effet, et tous deux, après avoir examiné l'affaire conjointement, statueront d'après les règles de l'équité.
Il en sera de même en cas de contestation d'un Annamite avec un Français ou un étranger ; le premier s'adressera au magistrat qui, s'il ne peut concilier les parties, requerra l'assistance du résident français et jugera avec lui.
Mais toutes les contestations entre Français ou entre Français et étrangers seront jugées par le résident Français seul.
ART. 17. — Les crimes et délits commis par des Français ou des étrangers sur le territoire de l'Annam seront connus et jugés à Saïgon par les tribunaux compétents. Sur la réquisition du résident français, les autorités locales feront tous leurs efforts pour arrêter le ou les coupables et les lu livrer.
Si un crime ou délit est commis sur le territoire français par un sujet de Sa Majesté, le consul ou agent de Sa Majesté devra être officiellement informé des poursuites dirigées contre l'accusé et mis en mesure de s'assurer que toutes les formes légales sont bien observées.
ART. 18. — Si quelque malfaiteur coupable de désordres ou brigandage sur le territoire français se réfugie sur le territoire annamite, l'autorité locale s'efforcera, dès qu'il lui en aura été donné avis, de s'emparer du fugitif et de le rendre aux autorités françaises.
Il en sera de même si des voleurs, pirates ou criminels quelconques, sujets du roi, se réfugient sur le territoire français ; ils devront être poursuivis aussitôt qu'avis en sera donné, et, si faire se peut, arrêtés et livrés aux autorités de leur pays.
ART. 19. — En cas de décès d'un sujet français ou étranger sur le territoire annamite, ou d'un sujet annamite sur le territoire français, les biens du décédé seront remis à ses héritiers ; en leur absence ou à leur défaut, au résident qui sera chargé de les faire parvenir aux ayants droit.
ART. 20. — Pour assurer et faciliter l'exécution des clauses et stipulations du présent traité, un an après sa signature, Son Excellence le Président de la République française nommera un résident ayant rang de ministre auprès de S. M. le roi de l'Annam. Le résident sera chargé de main- tenir les relations amicales entres les hautes parties con- tractantes et de veiller à la consciencieuse exécution des articles du traité.
Le rang de cet envoyé, les honneurs et prérogatives auxquels il aura droit, seront ultérieurement réglés d'un commun accord et sur le pied d'une parfaite réciprocité entre les hautes parties contractantes.
S. M. le roi de l'Annam aura la faculté de nommer des résidents à Paris et à Saïgon.
Les dépenses de toute espèce occasionnées par le séjour de ces résidents auprès du gouvernement allié seront sup- portées par le gouvernement de chacun d'eux.
ART. 21. — Ce traité remplace le traité de 1862, et le gouvernement français se charge d'obtenir l'assentiment du gouvernement espagnol. Dans le cas où l'Espagne n'accepterait par ces modifications au traité de 1862, le présent traité n'aurait d'effet qu'entre la France et l'Annam, et les anciennes stipulations concernant l'Espagne continueraient à être exécutoires. La France, dans ce cas, se chargerait du remboursement de l'indemnité espagnole et se substituerait à l'Espagne comme créancière de l'Annam, pour être remboursée conformément aux dispositions de l'article 7 du présent traité.
ART. 22. — Le présent traité est fait à perpétuité. Il sera ratifié et les ratifications en seront échangées à Hué, dans le délai d'un an et moins, si faire se peut. Il sera publié et mis en vigueur aussitôt que cet échange aura eu lieu.
En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs ont signé le présent traité et y ont apposé leurs cachets.
Fait à Saïgon, au palais du gouvernement de la Cochin- chine française, en quatre expéditions, le dimanche, quinzième jour du mois de mars de l'an de grâce 1874, correspondant au vingt-septième jour du premier mois de la vingt- septième année de Tu Duc.
(L. S.) Contre-amiral DUPRÉ. (L. S.) LE TUAN.
(L. S.) NGUYEN VAN TUONG.