Monsieur le tigre...

 

Dans son livre "Sur la Route Mandarine" publié en 1925, Roland Dorgelès démystifie le mythe, et raconte l'envers du décors des scènes de chasses appréciés des voyageurs fortunés... Pourtant, le tigre tue, c'est une réalité. C'est l'ennemi numéro un des postiers. Les villages, notamment dans le haut Tonkin, sont obligés d'édifier des fortifications contre lui, et de mettre en place des veilleurs sur des miradors, la nuit. Se repaissant de la forêt, il ne s’aventure dans les villages que lorsque la faim le pousse hors des futaies désertées par ses proies. Il devient alors un danger dont il faut se débarrasser par des battues monstres.... On estime à 80.000, le nombre de tigres au début du siècle.

Pourquoi "Monsieur le Tigre" ? : les annamites ont une telle crainte superstitieuse, qu'ils le traitent ainsi et lui rendent un culte, persuadés que ces marques de respect leurs épargneront sa colère.  

Extraits de "Sur la Route Mandarine"

      "Le tigre : Ong cop, Monsieur le Tigre, comme l'appelle obséquieusement les Annamites. On en parle beaucoup, en Indo-Chine, mais, Dieu soit loué, on ne le rencontre pas souvent.

Méfiez vous de ces voyageurs dont les récits sont remplis de rugissements et de bêtes bondissantes, de ces intrépides qui se sont jetés, tête en avant, dans les buissons d'épines pour échapper au buffle furieux, qui ont passé des heures à califourchon sur une branche, assièges par les éléphants, ou qui auraient été dévorés par le tigre s'ils n'avaient eu le sang froid de le regarder fixement dans les yeux, pour lui faire peur.

Il y a des tigres en Indo-Chine, beaucoup de tigres, peut être autant que de sangliers en France, mais là bas comme ici, il faut être chasseur pour les rencontrer et il est rare d'en voir un bondir par dessus le capot d'une automobile, comme il advint à cette dame qui se rendait à Dalat, et qui fit alors le vœux de ne plus jamais s'aventurer le soir sur les routes de Langbian.

Parfois, on entend crier le tigre dans la forêt; souvent, on vous montre sur le sol sa terrible empreinte; à tout moment, traversant les villages, on vous apprend qu'un chien, un porc, un cheval, un buffle même, a été emporté par Ong Cop, ou bien qu'un indigène a été dévoré, mais il n'est pas fréquent que le tigre se hasarde dans les lieux habités, et c'est seulement quand il est devenu vieux, quand ses pattes raidies ne lui permettent plus de chasser le cerf, qu'il se risque aux abords des villages pour se nourrir de bétail, et d'homme au besoin. Encore ne se jette-t-il que sur les isolés : un bûcheron dans un bois, un nhaqué (un paysan) rejoignant sa rizière en montagne" [...]

La Chasse

"Rien de moins héroïque que ces expéditions. Ayez des piastres et un fusil, vous aurez le tigre. Encore le fusil n'est il pas absolument indispensable: on vous prêtera un. Tandis que les piastres....

Le garde principal des forêts à qui l'on vous adressera, si vous êtes un personnage de marque - un homme jeune, au visage volontaire, qui a déjà abattu une cinquantaine d'éléphants sauvages et autant de félins - s'inquiétera succinctement du calibre de votre arme et de vos qualités de tireur, puis il vous conseillera sur votre costume et vos souliers, et, après une conversation qui n'aura pas exigé cinquante mots, il vous renverra à l'hôtel en vous disant :

- Je vous ferai prévenir.

Le tigre est commandé, il ne vous reste plus qu'à attendre....

[...]

- Monsieur, c'est pour aujourd'hui.

[...] vous monterez en auto.

Pas loin de là, vous descendrez. Vous ferez 300 mètres sous bois et on vous arrêtera derrière un écran de feuillage, à une vingtaine de mètres de la charogne.

- Vous voyez, il arrive par là...

[...] Bientôt vous êtes entouré par une nuée de moustiques qui vous piquent au visage, aux pieds, aux mains, à travers vos vêtements, partout. On se frotte, on secoue la tête, on en écrase en taches de sang sur la joue. Une claque trop violente, le grand chasseur fâché vous tape sur l'épaule. Pas de bruit, voyons ! Est ce le tigre ou le moustique que vous êtes venu chasser ?!

Vous avez le temps de réfléchir, à cela et à bien d'autres choses. Mais soudain on vous avertit, sans un geste, d'une pression de main. Attention !..On n'a rien entendu, mais on regarde, de tous les yeux. Le cœur bat un peu plus vite malgré tout. On guette, bien d'aplomb, l'arme prête. Tout à coup, le taillis bouge, et l'on voit...

C'est lui ! Il sort des branches, sans bruit.. Comme c'est grand ! On a déjà la crosse en place. Le tigre ayant tourné la tête s'avance, souple et lent... Bien en face... Feu! Feu!

Les deux coups ont claqué. Deux flammes courtes...C'est fait.[...]

    Le lendemain, vous aurez votre tigre dépouillé comme un lapin et vous ramènerez triomphalement sa peau dans une touque à essence remplie de gros sel, sans savoir au juste ce que vous pourrez en faire. A Saigon, on ne vous admirera guère, parce qu'on a l'habitude, et à Paris, on ne vous croira guère. Mais tout de même, vous serez le monsieur qui a tué "des tigres"...

Extraits de "Mon vieil Annam" - Pierre Sauvaire, Marquis de Barthélemy (1891)

- "Il y beaucoup de tigre par ici ? demandai-je à un préfet chinois qui était venu prendre le thé avec nous,

 - Énormément, me répondit il,

- Que faites vous pour vous en débarrasser ?

- Tout indigène qui nous apporte une peau de tigre reçoit 10 piastres et 10 coups de rotin,

Comme je manifestai ma surprise, le ventripotent préfet s'empressa d'ajouter :

- Les 10 piastres sont destinés à récompenser le courage de cet homme qui a délivré la contrée d'un animal dangereux, mais il est bon de rappeler que, bien qu'il soit assez brave pour s'attaquer au roi des animaux, il n'en reste pas moins sous l'autorité du mandarin. C'est le but des coups de rotin qui, d'ailleurs, sont légèrement appliqués."

 

Le Marquis de Barthélemy a parcouru l'Indochine et a relaté ses voyages dans plusieurs ouvrages  : En Indochine du nord (1894-1895), en Indochine Cochinchine (1896-1897), Au Pays Moi (1903). Ce n'est qu'après une sérieuse étude de ces pays qu'il se décida à aller fonder, avec Monsieur de Pourtales, autre auteur bien connu, le dépôt de charbon et de ravitaillement de Cam Ronh.

 

Indochine - L'empire colonial français - Maspèro 1929

 

"Le tigre est répandu dans toute l'Indochine, mais il commence à se faire rare en Cochinchine, les cerfs qui constituent sa principale nourriture étant massacrés sans discernement par la désastreuse pratique de la chasse à la lanterne. Le tigre des marais est de beaucoup le plus redoutable et le plus féroce. Il s'attaque volontiers aux indigènes. Ayant goûté de la chair humaine, il ne peut plus s'en passer. Des familles entières sont enlevés ainsi par les fauves. Les indigènes en proies à une terreur superstitieuse réagissent mollement lorsqu'ils se trouvent en présence du "Ong cop", du seigneur tigre. Leurs armes rudimentaires sont impuissantes à les protéger. Le piège à trappe est efficace mais ils s'en servent rarement, persuadés que l'esprit du tigre reviendra les poursuivre de ses maléfices. Généralement les européens ne tombent sous les griffes du tigre qu'au cours des parties de chasse ou ils sont le plus souvent victimes de leur imprudence."

 

 

 

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