Le Chemin de fer du Yunnan

La construction du chemin de fer fut le chantier le plus extravagant de la colonie. Financée en grande partie par la colonie, c'est le projet de Paul Doumer, mené bien avant le transindochinois. 60.000 ouvriers et ingénieurs contribuèrent à sa construction, et plus de 12.000 en moururent... Rien n'est trop fou pour railler la Chine et son potentiel économique qu'on imagine immense à l'époque. C'est le train de tous les superlatifs pour l'époque: long de 465 km, il compte plus de 3.400 ouvrages d'art. Construit dans un délai record de 6 années, entre 1903 et 1909, il est inauguré le 31 mars 1910. Un anniversaire à ne pas manquer en 2010 !

Itinéraire de la ligne    L'avancement de ligne

Merci à Alain Léger pour sa contribution à cette page.

Le fameux pont en arbalétriers, km 111

Le contexte de la construction

"La construction d'un chemin de fer de Lao-kai à Mong-tseu et Yunnanfu ne manquait pas de difficultés. Il fallut apaiser les défiances de la diplomatie chinoise, vaincre les obstacles de la nature, contracter des emprunts de toute sorte, garder la foi entière dans le succès final. Nulle entreprise dans le monde ne fait plus d'honneur au génie français.

La traité du 9 juin 1885 avec la Chine prévoyait des chemins de fer dans les provinces chinoises. Dès 1887 un programme de réseaux ferrés est élaboré par le Gouvernement français pour le territoire de l'Indochine avec la jonction du Yunnan. Après la guerre sino- japonaise nous obtînmes de la cour de pékin, par le traité du 10 avril 1898, la concession d'un chemin de fer du Tonkin à Yunnanfou.  Deux tracés étaient proposés par les ingénieurs, l'un par la vallée de Sin Chien, la région des lacs et Sinii Hsirin, l'autre par la vallée du Namti, Amitchéou, la vallée du Pataho, Ylèang. Le premier, qui avait d'abord été adopté fut condamné par suite de la composition des terrains et l'absence des matériaux de construction. Le projet définitif fut approuvé par le Gouverneur Général de l'Indochine le 25 janvier 1904. C'était une affaire nouvelle et combien plus coûteuse, puisqu'il fallait 158 millions au lieu de 90." 

Le financement de la ligne 

Lire à ce sujet l'extrait de l'ouvrage "Des pionniers en Extrême-Orient.Histoire de la Banque de l’Indochine 1875-1975", de Marc Meuleau, Fayard, 1990, 652 p. (contribution Alain Léger).

L'inauguration à Yunnanfou, le 31 mars 2010

 

 Le chantier

Le Yunnan

Le Yunnan est, sans contredit, l'un des pays les pus beaux du monde. C’est aussi l'une des plus riches régions du globe. Ses possibilités économiques sont considérables. Mal exploitées, elles ne font l'objet que de ressources souvent inférieures aux besoins de la population et du pays proprement dit. Cependant, on y rencontre l'étain en abondance, le cuivre, la lignite, la houille, le zinc, le fer, l'or, l'argent, le mercure, le jade, le sel gemme. On y trouve des plantes oléagineuses et médicinales, et non seulement on y cultive un riz de qualité réputée mais le maïs, le mil, le millet. D'autre part, on y remarque un peu partout des plantations de canne à sucre et de tabac. 

Le viaduc métallique au km 83

"Certes, il y a aussi d'importants champs de pavot qui fournissent ce néfaste opium qui ruine I’humanité. Ici son commerce intensif malgré l'interdiction, est une source de richesse. Les peu scrupuleux trafiquants de stupéfiants en retirent d'appréciables revenus. Passons. Revenons au tourisme et disons qu'il est possible de le pratiquer malgré les incertitudes du pays. En petit nombre, les touristes peuvent parfaitement effectuer, partant d'Hanoï, la magnifique excursion du Yunnan. Une hôtellerie-bungalow à Lao-Kay et un hôtel confortable à Yunnanfou permettent cette splendide « randonnée » sur la terre de Chine."

La construction

"Les travaux commencèrent aussitôt. En 1905, se termine la période d'organisation qui avait été troublée par la révolte des mineurs de Kokléou. De 1906 à 1908, c'est la grande période d'activité. 30.000 ouvriers travaillent à la fois sur les chantiers. Mais en 1909, l'agitation révolutionnaire gagne le Yunnan et menace la ligne. La ville de Hokéou, sur le Namti, en face de laokai, tombe au mains des insurgés. L'œuvre s'achève néanmoins et le rail atteint Yunnafou le 1er avril 1910.

L'alimentation en eaux des locomotives
 

C'est ainsi que de Lao-Kay à Yunnanfou, sur un parcours de 465 kilomètres, on ne compte pas moins de 3.628 ouvrages d'art, soit une moyenne atteignant près de huit au kilomètre. Indubitablement, la ligne du Yunnan constitue l'une des voies ferrées les plus hardies qui soient au globe. 

Il fallut, en effet, percer 172 tunnels. Ceux-ci représentent une longueur totale de 20.348 mètres et sont de deux catégories : en maçonnerie, ou simplement taillés à la perforatrice dans le roc vif de la montagne. 
En outre, on dut établir sur ce parcours très accidenté environ 1.500 remblais, murs de soutènement ou ouvrages de défense en rivière. Parmi les 3.456 ponts, viaducs ou aqueducs de toutes dimensions qui furent édifiés, 107 ont une ouverture supérieure à 20 mètres. "

 

Le début de la pose des 17 travées

La direction des travaux avait son siège dans la ville ouverte de Mongtzeu, qui se trouvait alors à 50 jours de Hanoi. La descente de Mongtzeu s'effectuait par une route accidentée qui s'appelait les "10.000 escaliers" et aboutissait à Mnahao sur le fleuve rouge. C'était un parcours d'une trentaine de jours. De Manhao à Laokai et Hanoi, on franchissait parfois assez vite la distance en risquant de se noyer aux rapides mais pour remonter il fallait compter sur une moyenne de 20 jours. Les travaux dans la boucle du Namti furent les plus ardus. Aux obstacles formidable de la nature s'ajoutèrent les épidémies et un paludisme meurtrier qui fit des milliers de victimes. Pendant 5 années, il a fallu recruter un total de 60.700 hommes, en 1906, 15000 chinois et 7000 annamites furent employés à la fois, tandis que les animaux de bat dépassaient le chiffre de 12.000.

On juge de l'importance des ravitaillements. En un an, la nourriture des coolies exigea 6.485.000 kilos de riz. Le paiement se faisait en piastre d'argent venus du Tonkin. Par mois, 500.000 étaient nécessaires. Cela représentait un poids de 14.000 kilos.

Chantier de la pose de la voie, au km 2

Le service médical dut faire face à des obligations extraordinaires. Il y eut à la fois 10 grands ambulances ou passèrent 10.440 malades indigènes. Chacun des européens entra 5 fois en moyenne à l'hôpital. Les épidémies et les affections de toutes sortes enlevèrent 12.000 indigènes et près de 100 européens.

On usa 9.000 tonnes de ciment de Haiphong, pour un total d'un demi million de maçonnerie hourdie. Le nombre des ouvrages d'art s'élève à 3.422 soit plus de 7 par kilométre.."

"Par les seuls chiffres énumérés ici, on va d'ailleurs pouvoir juger le travail gigantesque imposé et I'œuvre accomplie. Il est superflu d'ajouter que ce véritable chef-d'œuvre de la technique française fait honneur au génie civil de notre pays.

L'ouvrage terminé, passage du 1er train
 

"Le pont du Faux-Nam-Ti, œuvre qui fait l'objet d'une belle conception technique, a une longueur de 67 mètres. La vue d'aval que l'on a sur cet admirable ouvrage d'art et le gouffre saisissant qu'il franchit laisse une impression particulièrement profonde. C'est une véritable vision frémissante qui vous étreint et ne s'efface jamais. 

Viennent ensuite les sept viaducs, entièrement métalliques, qui firent également l'admiration des techniciens de l'univers. D'une longueur totale de 444 mètres, ces estacades d'acier franchissent en courbe — parfois d'un faible rayon — d'impressionnants ravins. Elles paraissent être de vrais « ponts en dentelle » et atteignent jusqu'à 35 mètres de hauteur. 
Ajoutons que les seuls travaux de terrassement rendus indispensables entre Ho-Ké et Yunnanfou, ont exigé le déblaiement de plus e 16.300.000 mètres cubes de terre, dont les deux tiers en rocher. Fin 1906, entre ces deux mêmes points, 47.000 coolies chinois étaient répartis sur les différents chantiers. Bien entendu, à ceux-ci étaient encore joints, outre les techniciens européens, un certain nombre de travailleurs annamites. "

 

Pose de la voie

 

"En ce qui concerne le coût de construction de cette seule section Lao-Kay-Yunnanfou, on peut donner ici le chiffre global : il s'est élevé, à l'époque, à la coquette somme de 165 millions. Toutefois, ce prix, considérable au coefficient actuel, comprenait, d'une façon générale, tous travaux : terrassements, plates-formes, ouvrages d'art, bâtiments des stations, pose de la voie aux traverses métalliques, équipement complet de la ligne et tous travaux annexes de superstructure et autres. 
Cependant, à la même époque, la section Lao-Kay-Haïphong-Docks n'a coûté, pour environ 385 kilomètres de voies, que soixante-dix-huit millions. 
En résumé, si l'on considère la multiplicité des difficultés de toute nature que l'établissement d'un chemin de fer français sur un territoire chinois au relief si accentué a présentée, le prix de revient au kilomètre paraîtra voisin de la normale.
Il ne faut pas, en effet, oublier les problèmes complexes que souleva, à ses débuts, la construction d'une telle ligne. 
Rappelons-les brièvement en les soulignant : oppositions politiques françaises et annamites ; hostilité de la part de certaines autorités chinoises ; territoires traversés peu connus ; climat difficile à supporter ; insalubrité de la vallée du Faux-Nam-Ti ; épidémies à redouter ; nature partout farouche ; terrains très accidentés ; fréquents éboulements de roches et glissements de terres ; crues inquiétantes dans le bassin du fleuve Bleu (Yang-Tsé) ; recrutement peu aisé de la main-d'œuvre indigène indispensable ; pénurie totale de certains matériaux ; manutentions pénibles à assurer à dos d'homme ; rocs rébarbatifs s’opposant parfois à l'action de la perforatrice , peu de routes accessibles aux transports ; ravitaillement toujours difficile ; dangereux voisinage de fauves ; habitat malaisé en des régions à la fois désertiques et souvent sauvages et malsaines ; incursions de pirates armés, en général assez nombreux en ce pays demi-anarchique, et combien d'autres difficultés non moins pénibles. 
Enfin, notons au passage que la ligne du Yunnan est, d'un bout à l'autre comme le sont d'ailleurs les réseaux Nord et Sud-Annam et celui du sud de l'Indochine — à voie unique d'un écartement d'un mètre seulement."
 
Station de La Ha Ti, km 70
 

Les ouvrages d'art

"Tout d'abord le pont sur le Namti qui relie Laokai à la ville chinoise de Hokeou. C'est un pont métallique de 120 mètres de longueur, premier trait d'union entre notre Tonkin et la Chine. Je l'ai franchi la première fois la 1er fois à pied, tard dans la nuit et par un temps affreux. Toute l'armature frémissait sous les rafales; on se sentait suspendu sur un abîme et ballotté dans les ténèbres menaçantes. Quelques pales lanternes de loin en loin, de rares passants aux mines étranges. Cela me paru long, interminable. Il me semblait qu'il y avait non l'inconnu mystérieux d'un pays nouveau, mais la répugnance et l'hostilité du monde jaune.

Les ouvrages sur le Namti se succèdent sans interruption. Au km 64, un pont sur un des confluents, puis au km 87, un viaduc maçonné de 2 arches de 10 mètres. La ligne s'élève bientôt en rampe forcée de 0,025 m par mètre pour pouvoir franchir le cirque ou le Namti bondit de cascades en cascades sur plus de 1500 m de longueur. On rencontre au km83 un viaduc métallique de 17 travées de 8 mètres. Au 95 un viaduc, au 96 un pont voûté de 10 m de hauteur de la cute de Wantang, enfin, au km 111, le fameux pont métallique de 65 mètres en arc à 3 articulations qui fut conçu et exécuté par l'ingénieur Paul Bodin. C''est un chef d'œuvre qui, à l'époque, n'avait pas d'analogue dans le monde entier."

 Le pont frontière de Lao Kai, au km zéro

 

Les débuts de l'exploitation

Ce n'est qu'au début de 1910 que fut achevée la ligne du Yunnan. Elle entra en exploitation à cette même époque. Les premiers mois de l’exploitation s'avérèrent particulièrement pénibles : des éboulements de roches, des affaissements de terrains, des inondations et, par surcroît, les attaques répétées des pirates chinois qui, de tous temps, ont infesté la région traversée aujourd’hui par le chemin de fer, ont considérablement gêné le trafic sur toute la ligne. Cependant, la compagnie concessionnaire ne tarda pas à surmonter ces difficultés autant qu'il lui fut possible de le faire et, de nos jours, la ligne du Yunnan peut être exploitée dans des conditions normales, bien que toujours difficiles. 

Récit du voyage de G Vassal ( "Mon séjour au Tonkin et au Yunnan", 1928)

Départ à LaoKai : "J'avais beau m'habiller dans le sillage d'un énergique ventilateur électrique, je ressentais une grande fatigue et j'étais baigné de sueur. Sans prendre le temps de déjeuner, nous nous hâtons vers la gare qui se trouvait heureusement à quelques mètres de l'hôtel. Un certain nombre d'européens, en costume de toile blanche, se trouvaient sur les quais. La plupart n'avait rien à faire à la gare, mais il parait que c'est un lieu de promenade ou les personnes sociables aiment à se donner rendez vous. [..]

A peine sorti de la gare, notre train se trouve engagé sur le pont du Nam Ti, puis traverse la "porte de la chine". Le pont du Nam Ti est métallique et mesure 120 mètres de longueur. Il est situé presque à l'embouchure du Nam Ti  dans la rivière rouge. Le Nam Ti sert pendant plusieurs km de frontière entre la chine et le Tonkin. Du pont, on jouit d'un panorama magnifique sur toute la contrée environnante. Étagées sur les rives, on distingue dans la profondeur d'un coté, les cases annamites, et de l'autre, les cases chinoises. Au dessus de nos têtes, sur les collines devant nous, s'étalent orgueilleusement les forts chinois. Ils sont si bien places que leurs canons pourraient sans doute détruire Lao Kay en quelques minutes. [...]

Panorama de la ville de Lao Kai, Cok Leu et Hokeou

Notre train stoppa quelques instants à la gare de Hokéou pour les formalités de la douane chinoise. Un jeune chinois en costume européen nous pria de lui montrer nos bagages dans le fourgon. Nous avions nos clés à la main, prêts à ouvrir si c'était nécessaire. Il nous demanda si nous n'avions rien à déclarer. - Quelques cartouches et du vin. - Beaucoup ? - Pas beaucoup. - Alors ce n'est pas la peine... Surtout ne dites rien. Il aurait fallu régulièrement aller chercher cela au fond de nos malles et réclamer un laisser passer spécial. Nous regagnâmes notre compartiment, enchantés de  nous être tirés à si bon compte des chinoiseries de la douane.

Quelques km après Hokeou, nous entrâmes dans une gorge étroite qui n'est autre que le lit encaissé du Nam Ti. Pendant des heures nous suivions les eaux bouillonnantes du torrent en faisant des courbes les plus extravagantes. Les paris abruptes des berges s'élevaient parfois à de grandes hauteurs. [..]

A Lahati, à 70 km environ de Laokay, les pentes commencent à devenir plus raides. On entre dans une région très riche en tunnels, pont audacieux, précipices émotionnants.

Halte du Dragon Noir, km 165

On est plein d'admiration pour les ingénieurs qui ont su réaliser des conceptions aussi audacieuses. [..] Ici, on avait tout contre soit : la nature du pays, le climat, les maladies, les coutumes, le langage. Malgré les épidémies, les révolutions, les hostilités, et des complications extraordinaires, l'énergie et la bravoure des ingénieurs ont triomphé. Il y a peu d'œuvre dans le monde qui ne méritent davantage d'être louées. On ne sait ce qu'il faut le plus admirer, l'habilité et la persévérance des exécutants ou la foi des promoteurs.

Le déjeuner était servi dans le train, mis comme c'était précisément aux moments les plus pittoresques du voyage, il fut plutôt agité et décousu. D'ailleurs, nous ne pouvions pas lui faire honneur de toute façon. Les sièges étaient boiteux, la nappe manquait, il n'y avait pas de panka. Les plats qui auraient du être chauds étaient froids et les froids étaient réchauffés. Le petit serveur annamite avait disposé ses plats les uns au dessus des autres, pomme de terre, fromage, fruits, jambon s'écrasant sans ordre et sans logique. Après quelques hésitations, nous étions résolus à nous mettre à table, mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Quand vous aviez réussi à piquer au bout de votre fourchette une bouchée, il survenait un tunnel, c'est à dire l'obscurité absolue, car nous ne disposions pas du moindre éclairage. Nous étions alors envahi par une fumée qui prolongeait les ténèbres au delà du tunnels et qui, de plus, nous asphyxiait. Le charbon du Yunnan est très riche en sulfures. [..]

Lorsque la fumée s'était dissipée et qu'on revenait à la lumière, il y avait invariablement une autre vue à admirer. Personne ne voulait être en reste. C'était la ruée  aux fenêtres. Après quelques ardents enthousiasmes et maintes exclamations, on regagnait sa place. Il fallait réparer les dommages causées par nos courses précipitées, des verres renversées, des gâteaux de riz oubliés par terre qu'on avait piétinées. Avec toute ces péripéties, nous étions encore à table quand arriva le tour du pont le plus beau de toute la ligne, le pont suspendu en arbalète au km 111. Mettant le nez à la portière, je vis que nous allions au bout de  notre course vers une énorme montagne à pic qui était séparée d'une autre montagne à parois verticales par un abîme effrayant. Vision de cauchemar ou de cinéma. Personne ne parlait plus. Les voyageurs les moins sensibles, ceux qui ont franchi cent fois le pont 111, accusent un frisson et sont pris de vertiges. Nous entrons dans une première masse infranchissable du roc par un tunnel dont je n'avais pas vu l'ouverture. Alors brusquement, on surgit à la lumière, dans le vide, suspendu entre deux murailles abruptes au dessus de la vallée sauvage, profonde, qui résonne des bruits de torrents. Le pont semble très long, interminable. C'est avec un certain soulagement qu'on atteint l'autre rive et qu'on s'enfonce dans un tunnel qui semble plus rassurant.[..) En fait, ce pont fait l'office d'un géant qui aurait enjambé les deux montagnes et se cramponnerait à califourchon pour supporter le tablier de la voie ferré. Ce n'est pas un pont suspendu. Il a était construit des deux cotés séparément et chaque bras, basculant à la manière d'un pont levis, est venu s'appliquer contre l'autre à angle très ouvert. [..]

La voiture restaurant

Entre deux et trois heures de l'après midi, nous étions sur le plateau de Mongtzeu. La ligne s'étendait toute droite, sans ponts ni tunnels, le long de riches terres de rizières parsemées de villages. [..] 

Après nous être occupés de nos bagages, nous quittames le train au Dragon Noir, qui est la gare desservant Mongtzeu. Le tracé du chemin de fer contourne le plateau, mais ne le traverse point. Nous avions 6 km à faire pour atteindre Mongtzeu. Un drogman annamite nous attendait à la gare. Il y avait un petit cheval de selle pour mon mari et une chaise à porteurs pour moi.

Mongtzeu est une ville de 15000 habitants ou vit à coté des chinois une colonie d'une centaine d'européens, en majorité français. C'est un "port ouvert"avec une concession française. Les douanes, le consulat de France, l'hôtel des européens, les bâtiments de la Cie du chemin de fer sont tous construits sur des terrains concédés aux autorités françaises. Au lieu de franchir l'enceinte fortifiée comme je le pensais d'abord, je fus transportée plus loin, devant une vaste porte de bois à deux battants qui portait les traces multiples de balles. En effet, le consulat de France avait subi deux fois des attaques sérieuses des chinois. Nous étions arrivés. [...]

Nous avons quitté Mongtzeu peu après le déjeuner. Quelques heures plus tard, nous nous trouvions à Ami Tchéou, ou nous devions passer la nuit. C'est une petite ville située sur un plateau de 100 km2 environ, riche en rizière et en canne à sucre. Il y aurait aussi quelques gisements de charbon dont se servent les usines  à sucre et les locomotives de la Cie de chemin de fer. [..]

Après Ami-Tchéou, la ligne traverse la gorge du Pa Taho, tributaire du Nam Ti. Comme nous venions de terminer notre déjeuner, le train s'arrêta. La voie était obstruée par un éboulement si fréquente à certaines saisons. Il va falloir descendre et procéder à un transbordement en lorry. [..]

Tout le monde se démène énormément. Les passagers de 3eme et 4eme classe semblent pris de panique. Ils voyagent avec un bagage nombreux et désordonné, y compris de poules, des cochons. [...] Je rejoins enfin mon mari qui m'installe sur un lorry qui devait nous faire franchir la distance séparant les deux trains. Chaque lorry transportant deux voyageurs était mis en marche et poussé par deux coolies. Ils imprimèrent à la frêle machine une vitesse considérable et grimpèrent derrière. Nous n'avions pas de frein. A chaque courbe je m'attendais à dérailler et à chuter dans le précipice. [..]

Photos : le train du Yunnan, la ville de Yunnan Fou; un devin

Photos : à proximité de la ville; au marché

Photos tirées de l'album "Ceylan et l'Indochine", Martin Hurlimann, vers1930

Quelques heures plus tard, nous atteignons le point culminant du tracé : 2000 mètres d'altitude. C'est un des plus beaux panoramas qu'on puisse imaginer, la région du lac Tang Ché. [..] Après les montagnes tourmentées et la monotonie des plates rizières, c'était une véritable évocation du lac de Genève tel qu'on le découvre des Avants ou du Rocher de Naye. [..]

Il faut s'attendre bientôt à voir apparaître dans le lointain les premiers indices de la capitale du Yunnan. Nous sommes sur un sol égal et ferme, ou la ligne est d'une rectitude parfaite.

Le plateau de Yunnanfou est richement cultivé. Au moment ou nous passons, en juin, c'est la culture du riz qui domine. Les péchers ne manquent pas. Ils ne sont pas en fleur actuellement. [..]

Enfin, dans une lumière radieuse, les premières silhouettes de la ville se dessinent, les lignes superposés des toits, l'entablement rigide des murailles hautes et surtout, élancés et solitaires, les "tours de la victoire". Dans quelques instants nous serons au bout de notre voyage. Un brin de toilette, un coup de brosse, nous bouclons les valises et nous sommes prêts à descendre.

Le train stoppe, nous sommes à Yunnanfou."

 

 Une vue de Yunnafou

Reconnaissance du tracé par Paul Doumer

"Dès mon retour en Indochine, au commencement de 1899, je m'occupai de l'exécution rapide de nos lignes et de la préparation de celle qui devait pénétrer au Yunnan. [..] Dès que cela fut possible, j'allai au Yunnan voir le pays, les tracés proposés pour le chemin de fer, et me mettre en relation avec le vice roi et les autorités du Yunnan.

Ayant affaire uniquement, de façon officielle, à Mongtze et Yunnan-Sen ou se trouvaient les mandarins intéressants à connaître, je parcourus la province à cheval, par des routes différentes à l'aller et au retour, sans escorte, sans convoi, à peu prés seul, à une allure dont la rapidité faisait contraste avec la lenteur chinoise. [..]

Cela n'allait pas toujours sans incident, dans les endroits difficiles. En voici un, entre autres, dont le souvenir me revient. J'étais seul, non loin dans l'ancienne ville musulmane de Quang Y, l'officier qui m'accompagnait s'était attardait je ne sais pour quelle cause. A un endroit, le sentier traverse à flanc de coteau une gorge rocailleuse, profonde et étroite; il était large juste assez pour le passage d'un cheval ou d'un mulet, ayant d'un coté la montagne presque à pic, inaccessible, de l'autre, le précipice, à une 50eme de mètre de profondeur. Je suivais le sentier; sa courbe prononcée ne permettait pas de voir l'extrémité opposée [..] Je m'aperçus tout à coup qu'un convoi arrivait dans le sens contraire. [..] La bête de tête, une superbe mule chargée de deux caisses de bois, s'était engagé dans la gorge. Il devait lui être bien difficile de reculer dans cet étroit passage; mais cela était pour moi absolument impossible. Mon cheval ne pouvait ni aller en arrière ni essayer de monter à gauche ou de descendre à droite; je n'avais moi même pas un pouce de terrain qui me permis de mettre pied à terre. Il fallait avancer ou rouler au fond de la gorge, perspective qui n'avait rien d'attrayant, mes os ne devant certainement pas résister à l'épreuve."

Une caravane sur les plateaux vers Montgzé

"Mais si je laissais les bêtes du convoi suivre leur chef de file et entrer dans le défilé, la question était résolue, et résolue contre moi. Inutile de dire qu'en un instant j'avais fait ces réflexions et pris mon parti. La mule de tête s'était arrêtée, hésitante, en me voyant. Je lançai mon cheval au galop, criant et la canne haute. Cette charge eut un plein succès. La bête recula, effrayée et tenta de fuir. La largeur du sentier ne lui permis pas. En essayant de se retourner, elle perdit pied et roula dans l'abîme. J'entendais le fracas des caisses de bois frappant sur le rocher, et je supputai déjà le chiffre de l'indemnité que j'offrirai aux Mafous pour leur bête perdue et la marchandise qu'il serait probablement difficile d'aller chercher au fond du précipice que la broussaille cachait.[..] Les Mafous accouraient en poussant des cris d'encouragement qu'ils font entendre à leurs bêtes dans les passages malaisés ou  un effort est nécessaire... " (Pour les émotifs, rassurez vous, la bête fut finalement sauvée..)

Tourisme à Yunnanfou

LE CHEMIN DE FER DU YUNNAN
par André GALLET
(Monde et voyages, Larousse, février 1934)
 
"La visite de Yunnanfou, l'antique capitale de la province chinoise du Yunnan, présente un attrait tout particulier. 
Cette cité chinoise d'environ 100.000 habitants, siège du gouvernement yunnanais et point de concentration des caravanes. est à la fois curieuse et animée. D'un caractère « extrême-oriental » très pur, l'on peut y faire une ample moisson d'études de mœurs. Les ethnographes apprécieront les divers éléments des races chinoises qui la peuplent ou s'y rencontrent. 
Au surplus, Yunnanfou, qui doit son essor économique à la voie ferrée française, est devenu un centre très commerçant. C'est la ville de Chine avec ses remparts formant mur d'enceinte ; ses portes au cachet national si cher aux « fils du ciel » ;  ses rues grouillantes ou se perpétuent, depuis toujours, des coutumes ancestrales ses palais ; ses nombreuses pagodes ; son temple de Confucius ; sa fameuse Pagode des Poissons ; son musée d'art chinois et ses deux tours qui, élevées aux portes de la ville, semblent vouloir fièrement en défendre l'accès. 
Dans les environs immédiats, ce sont les célèbres pagodes aux noms inquiétants — Pagodes des Supplices, des Cinq Cents Génies, du Dragon Noir, de Cuivre, et nombre d'autres édifices d'un vif intérêt archéologique. 
Et que dire aussi de son marché qui est, au sens propre du mot, une véritable « révélation » résumant tout l’Extrême-Orient ? Et ses caravanes de chameaux venues de tous les points du territoire, ses chaises à porteurs style asiatique, ses « pousse-pousse », ses habitations rustiques et ses « couleurs », tantôt chatoyantes, tantôt imprécises. Tout ceci est Yunnanfou, dont l'histoire est, comme partout ici, millénaire. 
Et que se cache-t-il encore en ces « recoins », quasi inaccessibles, à l’ombre des mystérieux temples ou de clandestines fumeries d'opium ? Nul ne le sait exactement. 
Nous sommes en Chine, ne l'oublions pas."

Quelques documents techniques

Courbe des effectifs    Dépenses et nombre de jours cumulés

Plan des locomotives

Plan du pont en trident   Suite

Plan des voitures

A découvrir : l'excellent site avec de nombreuses photos originales http://fleuverouge.fr/

 

Album souvenir édité lors de l'inauguration en 1910. La quasi totalité des photos présentés ici est tirée de cet album
 

Les vicissitudes de l'exploitation de la ligne 

Notes (transmises par Alain Léger) d'après l'ouvrage de Maurice Lécorché, 25 ans d'ancienneté comme inspecteur général de l'exploitation du Chemin de Fer de l'Indochine et du Yunnan. 

Souvenirs de Maurice Lécorché

Qu'est devenue la ligne du Yunnan ?

C'est l'espoir de drainer une partie du commerce de la Chine du Sud-Ouest vers les villes côtières, via le port de Haiphong qui donna une crédibilité économique au projet ferroviaire. Cependant, le trafic est d'abord très modeste, donnant raison aux plaisanteries des Anglais : comment un petit train pourrait concurrencer le majestueux Yangtzi ? Il faut attendre l'invasion japonaise pour voir le nombre de trains augmenter considérablement entre 1937 et 1940. Le gouvernement chinois, réfugié à l'ouest du pays, devient dépendant de cette ligne pour son approvisionnement. Cible de plusieurs bombardements japonais, la voie est finalement démontée par les Chinois eux-mêmes, après que leurs adversaires se sont assurés le contrôle du Tonkin. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, en février 1946, la France abandonne la gestion du tronçon yunnanais aux Chinois en échange du retour en Chine des troupes de Long Yun. Ce seigneur de la guerre du Yunnan, descendu au Tonkin pour désarmer les Japonais, en a profité, dans le plus pur respect de la tradition militaire chinoise, pour piller la région et monnayer son départ. Or, malgré tout l'argent qui a été dépensé dans la voie ferrée, il faut d'abord protéger l'Indochine. Le glas de l'influence française dans la province chinoise a donc sonné. Les communistes prennent le contrôle du Yunnan en 1949. La crainte visionnaire d'Auguste François de " pourvoir d'une voie ferrée […], l'envahisseur possible et même probable de notre Indochine " se réalise alors. Le chemin de fer du Yunnan, abandonné, se retourne contre ses créateurs. Utilisée par les Chinois pour fournir vivres et armements au Viet Minh, la ligne contribue à l'issue de la bataille de Dien Bien Phu alors qu'aviation et commandos français essaient en vain de la détruire ! " Conclusion superbe et ironique : la ligne de chemin de fer a essentiellement contribué à l'humiliation, à la déroute, à la catastrophe des Français " (L. BODARD Les grandes murailles). Quelques années plus tard, les Américains, en pleine guerre du Vietnam, ne parviendront jamais à faire sauter le pont Doumer malgré un bombardement hallucinant. Les ingénieurs du petit train avaient donc fait du bon boulot. La ligne est remise en service en 1957, mais, en 1979, elle est cette fois victime de la guerre sino-vietnamienne. Elle ne reprendra peu à peu son statut international qu'à partir de 1992. Initié par la Malaisie en 1995 au 5e Sommet de l'Asean, le projet d'un grand réseau ferroviaire panasiatique a éveillé l'enthousiasme général parmi tous les pays concernés. Conférences et projets se multiplient autour de cette idée supportée par divers organismes dont la Banque pour le Développement Asiatique. Il est alors nécessaire de standardiser les équipements et leur gestion. Dans ce contexte, la voie étroite du Yunnan est directement menacée. En septembre 2002, le gouvernement chinois a annoncé l'achèvement des études relatives à la modernisation de la voie. Les travaux devaient commencer dès la fin 2003. Le trafic des trains omnibus ne serait cependant pas interrompu brutalement. Même si les autorités chinoises ont pris conscience du patrimoine culturel et historique que représente cette ligne, il n'est pas possible aujourd'hui de savoir si le Petit Train du Yunnan conservera à terme tout son caractère.

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