3 journées de guerre en Annam 

de Pierre Loti

Suite à l'assassinat de Francis Rivière près de Hanoi le 19 mai, Jules Ferry envoie des troupes en Annam et au Tonkin. C'est ainsi que Pierre Loti, alias Julien Viaud, embarque en mai 1883 sur l'Atalante pour participer à cette campagne. Son escadre, placée sous les ordres de l'Amiral Courbet, se dirige vers la Mer de Chine lorsque survient la mort de l'empereur Tu Duc, le 17 juillet. Un mois plus tard, l'escadre arrive en baie de Tourane, puis bombarde les forts de la rivière de Hué. C'est l'objet du récit de Loti. Au même moment, des troupes menées par le général Bouët entreprennent la conquête du delta du fleuve rouge. Ces événements conduiront au Traité Harmand et à l'administration française du Tonkin.


Troupes coloniales

 

 

Loti fait le récit minuté des 3 jours de bombardement des forts de la rivière de Hué. Cette description sera publiée dans le Figaro sous le titre "Trois journées de guerre en Annam". Mais Loti est sanctionné pour ces révélations. Le récit  des attaques violentes - et parfois les atrocités - commises par les troupes françaises ne plait pas à Jules Ferry et contrarie la propagande coloniale de l'époque.  

Ce texte d'une soixantaine de page ne présente qu'un intérêt historique limité. Il ne traite que de l'attaque de quelques forts sur  une plage. Mais la force du récit réside dans la description de cette lutte dérisoire d'Annamites mal équipés et mal dirigés face à la supériorité de quelques centaines de marins français, heureux d'aller au combat. L'issue est sans appel : aucun mort coté français, des centaines de cadavres coté annamite...    

Les photos qui illustrent ce récit proviennent du fond Asemi - Unsa.

17 août 1883.

L'escadre se réunit dans la baie de Tourane. L'attaque des forts et de la ville de Hué sera pour demain.


 

 

 

On s'occupe à bord d'équiper les hommes des compagnies de débarquement, de leur délivrer à chacun vivres, munitions, sac, bretelle de fusil, etc., même de leur faire essayer leurs souliers. Les matelots sont gais comme de grands enfants, à cette idée de débarquer demain, et ces préparatifs semblent absolument joyeux. Pourtant, les insolations et les fièvres ont déjà fait parmi eux bien des ravages; de braves garçons, qui tout dernièrement étaient alertes et forts, se promènent tête basse, la figure tirée et jaunie.

Cinq heures et demie du soir.

Un premier obus lancé par le Bayard donne le signal du feu. Il tombe en plein sur le fort annamite, soulevant une trombe rougeâtre de sable et de gravier. De tous les bâtiments de l'escadre, le bombardement commence, régulier et méthodique, chacun tirant sur le point précis qui lui a été indiqué hier. Quelques minutes se passent, et, à terre, rien ne bouge; vraisemblablement les Annamites se sont sauvés. Mais voici tout à coup de petites lueurs rapides, qui éclatent aux embrasures du fort, accompagnées de fumées blanches; c'est la riposte, on tire sur nous. Il y a même, ailleurs, des canons en quantité, de petites batteries qu'on ne voyait pas, qui étaient échelonnées tout le long de la côte dans le sable, et qui font feu tant qu'elles peuvent. Mais ce sont des boulets ronds, qui ne portent pas jusqu'à nous. Ils tombent à moitié route, en laissant des remous dans l'eau.

Six heures vingt.

Les compagnies de débarquement du Bayard et de l'Atalante arrivent à la plage, commencent à mettre pied à terre par les brisants, en se mouillant beaucoup. Un instant d'anxiété: des navires de l'escadre, on distingue nettement des rangées de têtes annamites qui apparaissent au dessus des dunes et que les marins débarqués ne peuvent pas voir; ces gens les attendent là, dans des tranchées. Le Lynx, le plus rapproché, leur envoie un feu de salve qui semble en abattre une vingtaine; les autres se baissent.

Huit heures cinquante-cinq.

On recommence à respirer. Tous les Français se sont relevés. Pas un n'est blessé sans doute, car ils courent tous; ils courent sur les Annamites sans leur laisser le temps de recharger leurs armes. D'ailleurs, des renforts de matelots et de soldats d'infanterie de marine leur arrivent par derrière. Les Annamites se sauvent à toutes jambes, toujours vers le sud, et ils se réfugient dans un pâté de maisons sur lequel leur pavillon flotte. Les Français courent après eux.

Neuf heures quinze.

Le Bayard, vaisseau-amiral, fait monter ses hommes dans les haubans et crier: «Hurrah!» - Tous les bâtiments de l'escadre imitent l'amiral. Et puis, partout, le calme se fait. -- On va se reposer du moins jusqu'à ce soir. Les troupes débarquées demandent à l'escadre du vin et de l'eau qu'on leur envoie, et puis s'installent à l'ombre. On était admirablement placé à bord pour suivre de haut et comme sur un plan tous les mouvements de l'attaque. Maintenant, avec les longues-vues, on distingue les détails, les costumes, les attitudes, les épisodes. Un gabier se promène gravement, le long de la plage, sous un grand parasol de mandarin.

Un jeune soldat ennemi, dont la poitrine était percée d'un trou profond, avait osé le premier se traîner jusqu'au campement de l'Atalante. Ayant ouï dire comment on traitait les autres, il était venu pour demander un peu de riz. Ensuite, il s'était étendu là, aux pieds du lieutenant de vaisseau commandant, devinant une protection, ne voulant plus s'en aller. Avec beaucoup d'égards et de précautions, on l'avait emporté quand même, et couché ailleurs, parce que sa blessure était bien repoussante: à chaque mouvement de sa respiration, l'air sortait par ce trou, en faisant  bouillonner un liquide affreux qui était à l'ouverture. Pas d'ambulance, pas de «Croix de Genève» en Annam. C'était tout ce qu'on pouvait faire pour eux: un peu de riz, un peu d'eau fraîche, un peu d'ombre, et puis les laisser mourir, en détournant la tête pour ne pas voir. 

Nuit du 20 août.

Sept heures du soir.

Déjà la nuit. Près d'un petit feu qui brûle par terre, deux officiers de l'escadre sont assis dans des fauteuils dorés, d'une forme asiatique;  c'est dans l'enceinte d'un fort, sur le sable, au milieu de débris, de tessons, de lambeaux quelconques. Derrière eux, une tente qu'on a faite à la hâte avec les premières choses trouvées sous la main: vieilles voiles, lambeaux de pavillons jaunes ou de draperies de soie brodée; le tout soutenu par des lances, des avirons cassés, des bambous, ou des hampes d'étendard bariolées d'or. Des matelots vont et viennent dans l'obscurité, en maraude pour se composer un souper; leurs pas ne font pas de bruit sur ce sable, et ils ne causent guère non plus; c'est une espèce de calme un peu lourd qui s'est fait partout, en eux-mêmes comme ailleurs, à la tombée de cette nuit. Ces choses presque somptueuses, cette tente et ces lances, ces dorures au milieu de ce désarroi, tout cela prend, avec le soir, un faux air de grandeur. Vaguement tout cela fait songer à des scènes du passé, à des pillages, à des invasions de l'Asie ancienne..

La journée a été rude. On repasse lentement, heure par heure, cette succession de souvenirs. D'abord, ce débarquement plein d'incertitudes, au petit jour, au milieu des brisants de la plage: les matelots, dans l'eau jusqu'à la ceinture, secoués par les lames, trébuchant, mouillant leurs munitions et leurs armes. Mauvais début. Et puis, tout le monde était arrivé au complet sur le sable, malgré les balles et la pluie de bombettes que des gens invisibles, cachés derrière les dunes, lançaient d'en haut. Vite, on avait commencé à monter et à courir en gardant un silence de mort. Et puis, tout à coup, dans une ligne de tranchée, merveilleusement établie, qui semblait entourer toute la presqu'île, on avait trouvé des gens qui guettaient, tapis comme des rats sournois dans leurs trous de sable: des hommes jaunes, d'une grande laideur, étiques, dépenaillés, misérables, à peine armés de lances, de vieux fusils rouillés, et coiffés d'abat-jours blancs. Ils n'avaient pas l'air d'ennemis bien sérieux; on les avait délogés à coups de crosses ou de baïonnettes.

Et précisément, malgré leurs airs de grands garçons et leurs tournures carrées, ces matelots de la section de tête étaient des très jeunes, presque tous des enfants d'une vingtaine d'années, pêcheurs bretons qui avaient quitté leur village au printemps dernier et n'avaient jamais vu pareille fête

On leur avait parlé des chausse-trapes, des trous garnis de pointes que les Chinois dissimulent sous les pas; on leur avait même donné des cordes à nœuds, en leur expliquant le jeu de ces pièges et la manière d'en sortir. Et ces choses leur revenaient à l'esprit, avec la tête du commandant Rivière plantée au bout d'une pique, et la mort des prisonniers suppliciés... Oui, ils avaient bien vraiment un peu peur. 

Le 22 août.

Vers huit heures, par une matinée splendide, sur une mer étincelante, les canots très chargés qui ramènent les matelots, leurs armes, leur bagage, accostent les bâtiments de l'escadre. Les autres, les moins heureux, ceux qui ont gardé le bord, attendent près des coupées pour voir ce retour: -- ils rentrent avec des airs de conquérants, étalant de belles ceintures, portant des chapeaux de Chinois, des lances, des pavillons jaunes ou noirs au bout de hampes dorées; ayant des coups de soleil, tous très noirs et mourant de soif. Et puis, les uns ont ramassé des théières en vieux Chine, des assiettes à fleurs, des bouddhas, ou bien encore des hérons mystiques, oiseaux de pagodes qui perchent sur des tortues. Et d'autres, les pratiques, les gourmets, rapportent des poules dans des cages pour les faire cuire à bord, -- même de petits porcs vivants, passés en bandoulière sur leur dos, attachés par les pattes et poussant des cris affreux. On est tout à la joie de ce grand succès rapide; les nouvelles des journées douteuses du nord -- au bord du fleuve Rouge -- ne sont pas encore connues, et on se figure la paix immédiate, suivie bientôt du départ, du retour en France. Au souper, différents plats non prévus par le règlement circulent aux tables de l'équipage, avec des vins qui viennent de chez les officiers. Il y a même ensuite, au coup de neuf heures, un certain cortège qui s'organise et défile en se courbant sous les hamacs. Alors ceux qui dorment déjà s'éveillent en sursaut, et se penchent effarés pour voir ce qui passe au dessous d'eux: -- des grands chapeaux pointus, un défilé de Chinois!!... les uns dans des robes mandarines, de coupe officielle, en soie noire, étriquées, trop étroites, ayant craqué aux épaules; d'autres tout nus, portant simplement, -- pour se donner l'air qu'il faut -- une lance, un héron mystique, ou bien un bouddha. Pas un mort à regretter, personne de moins à l'appel, pas la plus petite place vide; -- alors, la chose finit d'une manière absolument joyeuse. Et demain, l'escadre doit se séparer, pour assurer différents services de ravitaillement et de blocus...

 

Photos du monument funéraire construit en souvenir de l'expédition franco espagnole de Tourane en 1858.

Ces quelques tombes sont toujours entretenues (photos de 2008)

 

 

 

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