Un Pèlerin d'Angkor

 

Pierre Loti - de l'Académie Française - 1913

Julien Viaud est né en 1850 à Rochefort sur Mer. Il effectuera l'École Navale de Brest, ce qui lui donnera l'occasion de parcourir la planète. En 1872, il fait escale à Tahiti, et écrira le "Mariage de Loti", immense succès. De ce séjour, il retiendra le surnom Loti qu'il adoptera en 1876 comme pseudonyme. Après d'autres aventures, en Turquie notamment, et plusieurs succès littéraires,  il séjournera en Asie et écrira "Les derniers jours de Pékin" en 1902, puis "l'Inde (sans les anglais"en 1903. L'ouvrage "Un Pèlerin d'Angkor" ne sera écrit qu'en 1913. 

Cet ouvrage donnera à de nombreux français le goût de l'exotisme et l'envie de rejoindre l'Indochine...  

En hommage à Ghislaine Buisine.

Les illustrations reproduites sur cette page internet sont issues du magnifique ouvrage paru en 1929, aux éditions Henri Cyral, éditeur à Paris. Elles sont signées de F. de Marliave. 

Extraits

Samedi, 23 novembre 1901

Une pluie chaude, pesante, torrentielle, se déverse de nuages plombés, inonde les arbres et les rues d’une ville coloniale qui sent le musc et l’opium. Des Annamites, des chinois demi-nus circulent empressés, à coté des soldats de chez nous qui ont la figure pâlie sous le casque de lige. Une mauvaise chaleur mouillé oppresse les poitrines ; l’air semble la vapeur de quelques chaudières ou seraient mêlées des parfums et des pourritures.

Et c’est Saigon - une ville que je ne devais jamais voir  [ndlr : ne voulais jamais voir , et dont le nom seul jadis me paraissait lugubre, parce que mon frère était allé, comme tant d’autres de sa génération, y prendre les germes de la mort.

[...]  

Les canonnières ;  rapatriement de troupes à Saigon (photos vers 1903)

A mes précédents s séjours, nous étions sur un perpétuel qui-vive, pendant des expéditions de guerre, en Annam, au Tonkin ou en chine ; impossible de trouver le temps d’une profonde plongée dans l’intérieur du pays, vers ces ruines d’Angkor. Mais, enfin, pour une fois, à Saigon, me voilà au calme ; notre action maritime étant terminée dans le goldfe du tonkin, le lourd cuirassée que j’habite est certainement amarré pour plus d’un mois, contre le quai nostalgique, près de cet arsenal morne et quasi abandonné ou le sol est rouge comme de la sanguine sous des feuillées trop magnifiquement vertes.

 ....

 

Arrivée à Phnom Penh 

Lundi, 25 novembre 1901

L’air ici est déjà moins accablant qu’à Saigon, moins chargé d’élétricité et de vapeur d’eau. On se sent mieux vivre.

Et une mélancolie tout autre émane de cette ville, qui est perdue à l’intérieur des terres, qui  n’a ni grands navires, ni matelots ni animation d’aucune sorte. Voici relativement peu d’années que le roi norodom a confié son pays à la France, et déjà tout ce que nous avons bâti à Pnom-Penh a pris un air de vieillesse, sous la brûlure du soleil : les belles rues droites que nous avons tracées, et ou personne ne passe, sont verdies par les herbes ; on croirait l’une de ces colonies anciennes, dont le charme est fait de désuétude et de silence...

...

A trois heures de l’après midi, je fais appareiller pour continuer mon voyage vers les ruines d’Angkor, en remontant le cours du Mékong.

Aussitôt disparaît Pnom-Penh. Et la grande brousse asiatique recommence de nous envelopper entre ses deux rideaux profonds, en même que se révèle, partout alentour, une vie animale d’intensité fougueuse. Sur les rives, que nous frôlons presque, des armées d’oiseaux pécheurs se tiennent au guet, pélicans, aigrettes et marabouts. Parfois des compagnies de corbeaux noircissent l’air. Dans le lointains, se lèvent des petits nuages de poussière verte, et quand ils s’approchent, ce sont des vols d’innombrables perruches. Ca et là, les arbres sont pleins de singes, dont on voit les longues queues alignées pendre comme une frange à toutes les branches.

De loin en loin, des habitations humaines en groupe perdu. Toujours un fuseau d’or les domine, pointant vers le ciel : la pagode. 

Le Tonlé Sap 

Trente lieues, quarante lieus de forêt noyés défilent ainsi, tant que dure notre course paisible vers le nord. Zone immense, mais réservoir prodigieux de vie animale ; ombrages pleins d’embûches, de petites dents venimeuses, de petits dards aiguisés pour les piqûres mortelles. Des ramures plient sous le poids des graves marabouts au repos ; des arbres sont si chargés de pélicans que, de loin, on les croirait tout fleuris de grands fleurs palment roses.

 ... 

 

Arrivent maintenant mes charrettes à bœufs, commandées depuis hier au chez du district ; cinq charrettes , car il n’y a place dans chacune que pour une seule personne, tout contre le dos du cocher. Elles ressemblent à des espèces de mandolines qui seraient attelés par leur long manche, courbé en proue de gondole.

Il faut se hâter de partir, afin d’arriver à Angkor avant le midi brûlant. Et le voyage comment en suivant l’étroite rivière par un sentier de sable bordé de roseaux et de fleurs ; c’est sous une colonnade de hauts cocotiers d’ou retombent des guirlandes de lianes, fleuries en grappes fait une fraîcheur matinale exquise sous ces grands palmes ; nous traversons des villages, tranquille et jolis comme à l’âge d’or ou les gens nous regarde passer avec des sourires de bienveillance timide.

 

L’arrivé à Angkor, en pleine chaleur ... l’hospitalité des bonzes..

S’il y avait de l’air, il nous en viendrait de partout, même d’en bas, puisque le plancher est à jour ; mais il n’y en a nulle part, à cette heure ou tout est brûlant, immobile et languide. La torpeur méridienne achève d’éteindre les bruits, de figer les choses ; l’éternelle psalmodie des bonzes, le murmure même des insectes semblent mettre une pédale sourde et se ralentir. A travers la mousseline comme à travers une brume, nous continuons de voir, tout près, tout près, les énormes soubassements du temple, dont nous devinons les tours se perdant là haut, dans de l’incandescence blanche. Le lourdeur et le mystère de ces grandes ruines qui emplissent la moitié du ciel, m’inquiètent davantage à mesure que mes yeux se ferment ; et c’est seulement lorsque le sommeil est près de me faire sombrer dans l’inconscience que je reconnais bien comme accompli mon souhait de jadis, que je me sens tout à fait à Angkor....

 

La découverte du Bayon

Quand le déluge s’apaise enfin, il serait temps de sortir de la forêt pour ne pas s’y laisser surprendre par la nuit. Mais nous étions presque arrivés au Bayon, le sanctuaire le plus ancien d’angkor et célèbre pour ses tours aux quatre visages ; à travers la futaie semis obscure, on l’aperçoit d’ici, comme un chaos de rochers, Allons quand même le voir.

En pleine mêlée de ronces et de lianes ruisselantes, il faut se frayer un chemin à coups de bâton pour arriver à ce temple. La foret l’enlace étroitement de toutes parts, l’étouffe et le broie ; d’immenses « figuiers des ruines », achevant de le détruire, y sont installées partout jusque »au sommet de ses tours qui leur servent de piédestal. Voici les portes ; des racines, comme des veilles chevelures, les drapent de mille franges ; à cette heure déjà tardive, dans l’obscurité qui descend des arbres et du ciel pluvieux, elles sont de profonds trous d’ombre devant lesquels on hésite. A l’entrée la plus proche, des singes qui étaient venus s’abriter, assis en rond pour tenir quelques conseil, s’échappent sans hâte et sans cris ; il semble qu’en ce lieu le silence s’impose. On n’entent que de furtifs bruissements d’eau : les feuillages et les pierres qui s’égouttent après l’averse.

Le guide cambodgien insiste pour partir ; nous n’avons pas de lanternes à nos charrettes, dit-il, et il faut rentrer avant l’heure du tigre...

 

Angkor Vat

C’est à nuit close, précédé d’un siamois, que je franchis enfin le seuil de ce temple colossal d’angkor Vat. [...]

Quelques marches de granit à monter et m’y voici, dans une 1ere galerie infiniment longue qui a l’intimidante sonorité des cavernes et qui en avait d’abord le silence, mais qui tout de suite s’emplit de bruissements...

C’est la galerie extérieure, celle qui forme un carré de 250 mètres de cotés et qui entoure, comme un somptueux chemin de ronde, tout l’enchevêtrement étagé des constructions centrales.. Les dalles y sont feutrées d’on ne sait quoi de mou qui s’écrase sous les pas en répandant  une odeur de musc et de fiente. Et, aux bruissements de l’arrivée, s’ajoutent à présent des petits cris aigus qui se propagent devant nous dans ces lointains si obscurs...

La torche en passant me révèle, sur les parois d’un gris sombre, une mêlée inextricable de guerriers qui gesticulent avec fureur ; tout le long du chemin, un bas relief ininterrompu déroule à perte de vue des batailles, des combattants par milliers, des éléphants caparaçonnés, des monstres, des chars de guerre .....

 Retour en éléphant

Au premier plan, devant soi, toujours la nuque de bronze du cornac, et par instants deux énormes oreilles grises qui se soulèvent pour battre l’air comme des éventails. On est royalement bien dans la maisonnette balancée, à l’abri du soleil de feu, cheminant d’une façon si solide et sure, d’un pas qui ne bronchera jamais, avec une tranquillité qu’aucun obstacle n’aura la force de troubler. Et cependant, à la longue, on a le cœur serré par la monotonie de cette brousse, qui se referme derrière vous en silence, sans cesse, sans merci, à mesure que l’heure passe...

C’est ce soir, à 9 heures, que le vieux roi Norodom doit me recevoir. Le gouverneur ayant eu l’extrême bonté de lui dire que je n’étais pas un simple aide de camps, mais « un  lettré de France », il paraît que ce sera une grande réception, ou figurera le corps de ballet de la cour.

L’une des portes, tout à coup, se fait plus sourde et plus mystérieuse, comme pour annoncer quelques choses de surnaturel. L’une des portes du fond s’ouvre ; une petite créature adorable et quasi chimérique se précipite au milieu de la salle : une Apsara du temps d’Angkor ! Impossible d’en donner l’illusion plus parfaite ; elle a les mêmes traits parce qu’elle est de la même race pure, elle a le même sourire d’énigme, les paupières baissées et presque closes, la même gorge de toute jeune vierge, à peine voilée sous un mince réseau de soie....

  

 

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