La Route des Tropiques - Roland Dorgeles -

Banméthuot 1923 - Montsaunés 1943

 

 

RouteDesTropiques.JPG (35051 octets)

Dans "La Route Mandarine", Roland Dorgelés évoque son passage chez les Mois, et sa rencontre avec Léopold Sabatier, résident à Benméthuot. Cette expérience est racontée beaucoup plus en détail dans son ouvrage daté de 1944, sous le titre de "Un Parisien chez les sauvages". Ce récit est passionnant. Il constitue non seulement un document à valeur historique mais aussi un très bel hommage rendu à Sabatier.

 

 

 

Introduction

Avant de poursuivre, il faut que vous sachiez ou je vous conduis. C’est dans l’une des régions les moins fréquentée d’Indochine, sur ces hauts plateaux boisés qui prolongent vers l’ouest la chaîne annamite, à mi chemin de la mer et du Mékong. L’hinterland Moi, difficile d’accès et peuplé de tribus sauvage, a longtemps échappé à notre domination.[...] Seuls, les quelques trafiquants annamites qui se hasardaient dans leurs villages pour échanger contre de la bimbeloterie les précieux produits de la forêt, auraient pu corriger l’idée qu’on se faisait d’eux, mais, au contraire, afin de décourager les concurrents possibles, ils exagéraient encore la réputation de férocité.[...]

Deux régions constituent le refuge de ces primitifs : le Kontum et le Darlac. Taillées sur le même sol, peuplée des mêmes êtres, elles devraient se ressembler, pourtant il n’en est rien. Au Kontum, en effet, les missionnaires sont établis depuis prés d’un siècle et il a suffi de cette poignée de chrétiens pour transformer le pays. [..] Par conséquent, en allant au Kontum, j’aurai pu observer des indigènes en cours d’évolution. Mais ce que je cherchais, au contraire, c’était le sauvage à l’état de nature, le primitif, le barbare. Je ne pouvais le trouver qu’au Darlac.

[..] A la veille de la grande guerre, un sixième résident avait été nommé à Ban Methuot, Léopold Sabatier, et quand je débarque en Indochine, en 1923, il occupait le poste depuis bientôt 10 ans, fermement décider à s’y maintenir longtemps.

Cet intrépide avait fait le voeu de sauver la race Moi et le Darlac était devenu son champ d’expérimentation.

 

L‘amour

Ces primitifs aiment comme on a soif, comme on a faim, goulûment. Mais non sans raffinement, ni sans pudeur, malgré leur nudité. Leurs premiers rendez vous sont mêmes plus chastes que les nôtres, puisqu’ils ignorent le baiser. Je sais bien que les romans coloniaux et les films exotiques sont remplis d’indigènes bouche à bouche, et de filles de chef abandonnant leurs lèvres au jeune voyageur blanc (en général au crépuscule et sous les palmes, pour que ce soit plus poétique), mais c’est une pure invention. Les populations d’Extrême-Orient ignorent le baiser. Se coller ainsi les lèvres semblerait une malpropreté. Ces amants délicats se respirent, comme des fleurs.

 

Les sorciers

- C’est à cause d’eux, fulminait-il, qu’on claque encore de la variole !

J’écarquillais les yeux.

- mais oui ! ils font croire aux Mois que nous les vaccinons pour les marquer comme esclaves, alors, quand l’infirmier arrive, ces nigauds là se sauvent dans la forêt. Les Me-Jao ont beau les filouter et ne jamais les guérir, ils ont confiance en eux, tandis qu’ils se méfient du médecin blanc. Nos remèdes, ils les jettent, et ils appellent l’hôpital " la maison ou l’on meurt ". Non sans raison d’ailleurs, car lorsqu’une famille nous amène un malade, c’est que le sorcier le sait fichu...

 

La colonisation

Les peuplades attardées attendent après nous pour commencer à vivre. Sans doute, la civilisation se présente souvent à elles sous l’aspect le moins noble, offrant l’alcool d’une main, réclamant l’impôt de l’autre ; malgré tout, c’est le signal d’une libération. Le primitif n’est jamais heureux, il ne peut pas l’être, parce qu’il a perpétuellement peur. Peur de ses semblables, peur des bêtes, peur des éléments. Peu aussi du mystère, contre quoi il n’a d’autre armes que des conjurations. Le blanc qui survient le délivre. Ainsi, de la mer au Mékong, des centaines de milliers d’êtres ne tremblent plus pour leur vie : ils doivent à une poignée d’inconnus qui se sont sacrifiés à petits coups de privations, de fièvres, de fatigues, pour pacifier les hauts plateaux.

Avant notre occupation, les chasseurs d’esclaves étaient les maîtres. " On est dans un pays ou l’enfant est une chose, pouvait écrire un administrateur. On va à la chasse des enfants, comme on va à l’affût du cerf ". A Attopeu et à Bassac, il y a 50 ans à peine, on pouvait consulter le cours des esclaves, comme à la Villette le cours des bœufs. Un jeune homme se vendait, selon l’abondance du marché de 20 à 50 piastres. Et à l’époque ou je parcourais le Darlac, on découvrait encore, à quelques lieux de BanMethouot, un marché clandestin ou un pirate banhar vendait aux insoumis des femmes et des enfants capturés chez les Mdurs.

Avoir mis fin à ce trafic de chair humaine suffirait à justifier la colonisation. Certes il est pénible pour l’indigène, d’être parfois rossé par un gendarme alcoolique, malmené par un fonctionnaire ou exploité par un colon, mais cela vaut encore mieux que d’être enterré vivant , comme le faisait Me Sao.

 

La loi de Sru Sray

Effectivement, celle ci était tombée en désuétude, même dans l’oubli total, et les chefs de village, dépouillés de leur pouvoir, avaient renoncé à l’appliquer. Pour le niveau moral, ce n’était pas un progrès. Pris entre les blancs qui ordonnaient d’une façon et les jaunes qui statuaient de l’autres, les malheureux Peaux de Briques ne savaient littéralement plus reconnaître le mal du bien. Ce que permettait le droit coutumier devenait soudainement un délit, voire un crime, comme d’incendier une forêt pour y semer le riz, tandis qu’il devenait licite d’abandonner une fille après l’avoir rendu mère, ce qui est une peccadille chez les " civilisés ".

 

Effets de la colonisation

Il n’y a pas de comparaison possible entre l’Annamite, de veille souche civilisée et ces hommes des bois qui se débattent encore entre les fauves et les génies ! Au contact du blanc, le Moi ne s’élève pas : il se dégrade. Le travail forcé, les privations, l’alcool enfantent rapidement un de ces êtres avilis qu’on voit roder sur certaines routes de Cochinchine. Ils n’ont appris qu’à mendier. Plus même des " sauvages " : des déchets. " Ah ! qu’ils travaillent .. piocher, déboiser, charrier, tout le monde sait faire çà... " sans doute. Crever aussi. Mais est ce un but ? En les traitant comme des bêtes de somme, nous perdons le droit de parler au nom de la civilisation. Sabatier, que rien ne retenait, l’a crié à ses chefs : " on a pris prétexte de la faiblesse des Mois, de leur misère physique, de leur déchéance morale, pour justifier une mainmise qui a tous les caractères de la spoliation, de l’acte de force le plus odieux. "

 

Sommaire