Les Jauniers

 

Paul Monet - Les Jauniers - Gallimard -1930

L'Esclavage en Indochine ?

Les enlèvements d'enfants ou de femmes furent très répandus en Extrême-Orient au XIXeme siècle, et notamment au Tonkin, où des bandes armées venues de Chine sévissaient le long des côtes. Le commerce des êtres-humains était presque une tradition !

Les Français ont permis de réduire considérablement ces faits de brigandages. Mais, ce qui est plus étonnant, c'est l'adoption de certaines de ces pratiques par quelques colons, avec, dans certains cas, la complicité tacite ou réelle du pouvoir colonial.

Qui sont donc ces " jauniers ", qui sont à l’Asie ce que les "négriers" furent à l’Afrique ?

Dans les années 20, un intense mouvement de spéculations sur le caoutchouc a entraîné le défrichement et la mise en valeur de vastes territoires forestiers au sud de l’Indochine et la recherche coûte que coûte d’une main d’œuvre abondante. Seul le delta tonkinois peut satisfaire ces besoins. La difficulté est de faire venir cette main d’œuvre jusque dans les plantations. Les volontaires sont rares, à la fois parce qu’il est difficile pour un indochinois de quitter la terre de ses ancêtres, mais aussi parce que les plantations sont situées dans des zones impaludées.

De graves abus se produisent, tant sur le recrutement que sur les conditions de vie et de travail de cette main d’oeuvre. Tandis que les petites plantations étaient entre les mains de vieux coloniaux connaissant l’indigène et sachant s’intéresser à lui, les vastes plantations d’hévéas de plusieurs dizaines de milliers d’hectares, obtenues en concessions par de grandes sociétés, sont trop fréquemment gérées par les jeunes " assistants " venus de Paris et par un personnel insuffisamment contrôlé. Avec tous les abus que l’on peut imaginer.

Quelques révoltes éclatent parfois, comme le meurtre à Hanoi du recruteur Bazin. D’une manière générale, seuls les principaux événements parviennent en métropole, mais toujours présentés dans un sens favorable aux colons ou aux intérêts financiers des actionnaires.

Comme si cela ne suffisait pas, le livre dénonce aussi un autre " scandale ", celui des " déportations " massives d’indochinois vers la Nouvelle Calédonie, les Nouvelles Hybrides et les colonies du pacifique (Tahiti notamment). Là encore, il convient de fournir de la main d’œuvre aux exploitations locales. Cela concernera plusieurs dizaines de milliers de travailleurs.

Il est curieux que ni Léon Werth, ni Andrée Viollis, n’aient évoqué ces trafics de main d’œuvre entre les états d'Indochine, ou vers l’étranger. En revanche, dans le film " Indochine ", le point de départ de la tragédie se situe en baie d’Halong, dans un centre de regroupement, de tri et d’embarquement des indigènes qui s’apparente bien à de la traite des jaunes ! Et les miliciens sont les officiers français ! Mais là, c'est vraiment du cinéma !

Accéder au texte intégral (contribution Alain Leger) 

Extraits - Concernant la vie dans les plantations

Temoignage

Vie sur les plantations d’Hévéas - Récit d’un tonkinois racontant son histoire.

Paru dans "  L’Echo annamite " le 17 septembre 1928

 " Monsieur le Directeur

Je m’appelle Nguyen Van Tho, 46 ans, cultivateur , originaire de la province de Quang Nam (Annam) [..].

Voici mon odyssée :

Il est arrivé en Annam un monsieur qui parlait bien l’annamite et qu’on appelait Xu ba lé, pour recruter des coolies, pour le compte d’une grande plantation de caoutchouc en Cochinchine.

Il était secondé dans sa tache par 2 annamites [..] Ce dernier avait obtenu son titre honorifique parce qu’il avait rempli pendant 12 années consécutives les fonctions de maire et aussi à cause de son loyalisme.

Tous les 3, sur un ton très persuasif, ont fait miroiter les conditions suivantes : Salaire journalier 0,80 , 3 litres de riz blanc, X grammes de poisson sec, de viande fraîche et nuoc mam ; 6 heures de travail ; lieu de travail : 3 gares après celle de Phan Phiet, d’ou l’on pourra revenir facilement au pays quand on le voudra ; climat sain et agréable, etc.. "

Alléchés par ces promesses, nous nous sommes enrôlés comme coolies volontaires, sans contrat. Il y a avait en tout 140 coolies, dont 31 originaires de mon pays ; le reste était de Hué.[..]

La caravane a été embarquée sur 3 camions automobiles et est parti nuitamment. Départ qui ressemblait à une fuite.

On a remis à chaque coulis 5 piastres, à titre d’avance. Mais une fois sur les camions, on a levé le masque. Au lieu d’un traitement plein de bonté, c’était des coups de bâtons qui pleuvaient.

Nous étions étroitement surveillés, comme des bêtes de somme. A Nha trang , nous avons été transbordés sur 4 wagons de chemin de fer.

Au cours du trajet , 2 coolies ont sauté du train, pour échapper au sort malheureux qui les attendait et dont on a fait sentir le prélude. Nous les avons vu tomber, gisant inanimé sur le sol.[..]

Nous sommes arrivés à Bien Hoa. Le lendemain de bonne heure, 3 camions nous ont transportés dans une région nommée Phu Rieng, ou nous sommes arrivés à 3 heures de l’àpres midi.

Ce n’est plus la région saine et agréable ; ce n’est plus à 3 gares de Phan Phiet. C’est ue région perdue dans les montagnes ou règne en permanence les fièvres des bois.[..]

Autre déception : de 0,80 p, notre salaire a été réduit à 0,50 p, sans parler des " coupes " à tout propos et sous tous les prétextes. Au lieu de 3 litres de riz blanc, il nous a été donné une quantité de riz à peine suffisante pour vivre, avec une quantité de liquide fétide et innommable, à la place du nuoc nam. Adieu le poisson sec ou salé ou la viande.

Avant 5 heures, alors que tout était encore dans l’obscurité, il nous a fallu nous mettre en rangs pour nous rendre au travail. Les retardataires et ceux qui avaient le sommeil sont reçus à coup de bâton. [...]

A la place du logement confortable promis, nous étions logés dans les baraques en paillote, ou l’eau pénétrait partout. Pendant des nuits entières, nous étions obligés de rester assis, sans lumière, trempés jusqu’au os et grelottant de tous nos membres. Il y a dans le voisinages des morceaux de tôles. Quand se décidera t-on à en couvrir nos baraques ?

Après une semaine de cette vie infernale, j’ai essayé de me sauver. Mais le lendemain, j’ai été ramené par des Moi. Ces sauvages ne se sont pas montrés plus humains que les soit disant civilisés. Ils m’ont roué de coups, m’ont déshabillé et m’ont ramené tout nu à la plantation. Pour ma capture, ils ont reçu 5 p de gratifications.

Devant les autres coolies, il a été procédé à une séance de boxe dont mon corps servait de cible. J’ai été mis en prison, dans le fort de An-Dap. Régime : riz sec et fers aux pieds pendant 8 jours.

Après un mois de travail, j’ai été payé de 4 piastres, car on a retranché les 5 p données comme avances pour les dépenses de voyage, lesquelles, d’après nos conventions, devaient être à la charge de la société. [...]

Le lendemain, avec 10 autres camarades, j’ai pris la fuite. Cette fois, l’expérience acquise au cours de ma première tentative m’a servi. Au risque de nous faire dévoré par les fauves, nous avons voyagé de nuit. [...]

Après bien des peines et des périls, nous sommes arrivés à T.., ou nous nous sommes dispersées. J’ai continué jusqu'à Saigon pour crier justice et pour les nombreux camarades encore retenus là bas. [...] "

 

Des Mois dans une plantation

Le recrutement

" Les grandes difficultés que les employeurs trouvèrent alors pour se procurer leur main d’oeuvre favorisent la création d’une industrie parasitaire : celle de recruteur de coolies. Les bénéfices (des recruteurs), mêmes calculés à un taux très bas, n’étaient pas inférieurs à 15 piastres (200 francs) par coolie exporté. Or si nous nous en rapportons aux chiffres donnés à la Chambre, il ne fallait pas moins, chaque année, de 40.000 coolies pour la Cochinchine. "

Ce qui permit à des sociétés d’amasser des bénéfices considérables.

 L’organisation

" Avant le départ du Tonkin on a promis de donner aux coolies du riz gratuitement, mais à la plantation, on leur fait payer le riz en coupant leur solde.. Le riz y est vendu à crédit par les femmes de " cai "ou de surveillants à 2 piastres le hoc. Ce riz est extrêmement mauvais.

"Le contrat est fait pour 3 ans, mais la société a trouvé le moyen de prolonger pour 4 ans car elles déduit tous les dimanches et les jours de fête ou l’on ne travaille pas. (ces jours de chômage ont été fixé pour le repos des " cai " et surveillants et non pour celui des coolies."

"Mais après 4 ans les coolies survivants n’ont pas le moyen de retourner dans leur pays, car ils n’ont pas d’argent et de vêtements. Ils sont obligés de rester en renouvelant le contrat."

"La solde a été fixée à 12 piastres par mois, mais les jours de maladies et les jours de congés ne sont pas payés."

"Chaque mois, leur solde est coupé de 0,50 piastre pour rembourser l’avance de 6 piastres qu’ils ont avant leur départ."

"Il a été promis que leur part d’impôt personnel sera réglée par la société tous les ans pendant la durée du contrat. Mais on n’a pas tenu la promesse, de sorte que les parents sont obligés de payer leur part dans leur village."

"Lorsqu’ils sont malades, ils sont très mal soignés."

"Le courrier fait l’objet de censure. "

" Je sais de très bonnes sources que des coolies désertent en masse des plantations et se réfugient dans les forets, préférants s’y faire tuer par les Moi que de regagner leur bagne. Les suicides sont très fréquents (une moyenne de 8 à 10 par mois dans certaines plantations). " 

Après le Tonkin, l’Annam

" Jusqu’ici l’Annam s’était catégoriquement refusé à laisser les recruteurs d’esclaves opérer sur son térritoire. Or, depuis décembre dernier, la province de Than-Hoa est ouverte à ce genre de commerce. C’est M F, Résident supérieur à Hué, qui a accordé la " précieuse " autorisation."

"Gràce à l’inondation et aux deux derniers typhons qui ont succéssivement dévasté le Than-Hoa, voici la maison B, certaine de gagner rapidement quelques milliions de plus. Plutôt que de crever de faim, nombre de misereux ruinés par ces sinistres se laissent entortiller par des boniments des cais recruteurs. Les cales du bateau " jaunier " ont recu le contingent de 800 têtes qu’il était venu chercher. Il pourra encore revenir sans crainte de surestaries ; d’ores et déjà plusieurs chargements complets sont assurés."

"Et cela continuera jusqu’au jour où .. la fameuse concession de Yen Ly - qui réunit comme actionnaires les principaux hauts focntionnaires de la colonie - manquera elle-même de main d’œuvre.. Ce jour là, il ne fera pas bon à la maison B. de venir s’y frotter."

"C’est beau la colonisation...

C’est beau, mais pas toujours très propre !"

Paru dans L’argus Indochinois, 18 janvier 1928 (" la traite des jaunes continue " par Vertuchoux).

Salle de coagulation du latex   

 

Extraits - Concernant les "déportations"

" Les sociétés financières établies aux Nouvelles Hébrides ont invoqué, pour obtenir la main d’œuvre qui leur était nécessaire, la raison patriotique : ces îles étant un " condominium " franco britannique et le gouvernement devant être dévolu à la puissance dont les ressortissants seront en majorité, il faut bien, disait on, que nous y importions des milliers de travailleurs pour " damer le pion " aux Anglais. "

En réalité, les Nouvelles Hébrides ne sont que le prétexte. La plupart des bateaux étant déroutés vers la Nouvelle Calédonie et les autres îles française.

" C’est la réédition, en plein 20eme siècle, du marché aux esclaves, " 

" J’ai parlé d’esclavage : c’est même pire. Le propriétaire d’esclaves avait intérêt à ménager son bétail, qui représentait une valeur. Par contre, celui qui acheté un tonkinois pour 5 ans, voit tous les ans la valeur de son achat diminuer d’un cinquième. Il a dont intérêt à tirer de cet chat en 5 ans tout ce qu’il peut donner. Qu’importe si l’homme soit à ce moment vidé, fini, bon a rien ! Le maître n’y perdre pas un sou (Volonté Indochinoise 10-8-27).

"La mortalité dépasse 50%. Il y a bien un hôpital à Nouméa : mais c’est suivant l’expression même de M. L’inspecteur D, un dépotoir. "

" Les indigènes canaques ne sont bons à rien qu’à manier la trique ; mais ils y excellent. On en a vu, d’un seul coup briser une cuisse. Certains emploient les canaques pour " activer ainsi la main d’œuvre ". On ne s’occupe guère d’un malheureux estropié pour la fracture d’un membre. Il est rare qu’il puisse obtenir une indemnité. D’aucuns ont été rapatriés, ne valant plus rien, mais ont dû laisser la bas leur femme qui n’avait pas fini son temps. L’un d’eux, soutenu par monsieur l’Administrateur D.., obtint la promesse d’une indemnité de 3000 francs ; mais sans avoir rien reçu, privé de sa femme, il se suicida en se jetant à la mer..."

"Nous avons (chaque année) au moins 3.000 émigrants vers les îles du pacifiques. En 7 années, nous devons en avoir 21.000. Ces émigrants devraient revenir, toute proportions gardée, en nombre suffisant pour chaque bateau. Or, à part le convoi qui a coïncidé avec le passage de M. L’Administrateur D.. aux Hébrides, chaque bateau ne ramène guère qu’une vingtaine de coolies, la plupart en mauvais état et tout au plus aptes à encombrer les hôpitaux de Haiphong ou d’ailleurs. Cette constatation suffit à elle seule pour nous donner une idée de ce qui se passe là bas. "

Des voix s’élèvent en Indochine contre ce trafic. Pas tant pour plaindre les pauvres tonkinois victimes de ce système, mais pour empêcher le transfert de main d’œuvre à l’étranger, alors que la Cochinchine en manque cruellement.

Une longue campagne fut menée par le marquis de Laborde de Monpezat, délégué de l’Annam au conseil Supérieur des Colonies et membre du Conseil de Gouvernement de l’Indochine. Colon de longue date, forte personnalité, il fut toujours partisan d’une politique de ferme domination envers l’indigène. Mais il se sentit soudain pris d’une vocation apostolique lorsque le recrutement des coolies pour le Pacifique menaça de tarir celui des entreprises indochinoises.

En réalité, tous ces faits étaient parfaitement connus du gouvernement colonial. Celui ci n’a pas pu ou pas su se libérer suffisamment de l’emprise étroite des puissances d’argent pour mettre fin à ces pratiques d’un autre age.

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