Les CIVILISES
Claude Farrére - Les Civilisés - Librairie Paul Ollendorf -1905 - Prix Goncourt
Les nuits libertines du " Tour de linspection "
"Hélène écarta sa bouche de Raymond pour balbutier trois mots quon ne compris pas. Torral et Fierce, par contenance, regardèrent une minute dehors, puis Fierce se pencha pour prendre du feu à la cigarette de Torral, tous deux indifférents. Hélène, dont on voyait les bras au cou de son amant, sagitait de mouvements lents et rythmés, et poussait de grands soupirs et des plaintes... Une voiture venant à leur rencontre les croisa dans le temps dun éclair. Dautres survinrent. La route tournait à gauche, et se prolongeait en allée de parc, joliment encadrée de pelouse et de bosquet. Cétait lInspection, - les Acacias de Saigon, où la mode est de se promener la nuit comme le jour. - Des lanternes luisaient nombreuses, créant un demi jour équivoque et intermittent. Les Victorias marchaient au pas, sur deux files ; et lon distinguait les visages des gens ; mais on néchangeait pas de saluts, par discrétion.
[...]
- "Cest très bête, dit Hélène après un petit moment. Tous ces gens là nous ont vus. "
Du menton, elle désignait les voitures de la contre allée.
- "Voyez les vous mêmes " dit Torral en haussant les épaules.
Dans chaque voiture, il y avait un homme et une femme, - ou deux femmes - ou parfois un homme et un garçonnet - Et tous les couples, sans exception, se serraient plus étroitement quils neussent fait avant le coucher du soleil, et prenaient mille sorte de libertés que la nuit ne voilait quaux trois quarts.
- " jolie ville", dit Hélène Liseron. "Cest révoltant."
Les coloniaux
"On sest levé de table. Au salon, Fierce abandonne sa voisine pour offrir des tasses de thé [....]. Le gouverneur, orateur de talent [...] discourt sur les mœurs de la colonie, - mœurs indigènes et mœurs importées.
"Le chinois est voleur et le japonais assassin ; lannamite, lun et lautre. Cela posé, je reconnais hautement que les trois races ont des vertus que lEurope ne connaît pas, et des civilisations plus avancées que nos civilisations occidentales. Il conviendrait donc à nous, maîtres de ces gens qui devraient être nos maîtres, de lemporter au moins sur eux par notre moralité sociale. Il conviendrait que nous fussions, nous les colonisateurs, ni assassins ni voleurs. Mais cela est une utopie. "
Courtoisement, lamiral esquisses une protestation.
Le gouverneur insiste :
Une utopie. Je ne réédite pas pour vous, mon cher amiral, les sottises humanitaires tant de fois rassasiées à propos des conquêtes coloniales. Je mincrimine point les colonies : jincrimine les coloniaux, - nos coloniaux français - qui véritablement sont dune qualité trop inférieure.
- pourquoi ? interroge quelquun.
- parce que , aux yeux unanimes de la nation française, les colonies ont la réputation dêtre la dernière ressource et le suprême asile des déclassés de toutes les classes et des repris de justices. En foi de quoi la métropole garde pour elle, soigneusement, toutes les recrues de valeur, et nexporte jamais que le rébus de son contingent. Nous hébergeons ici les malfaisants et les inutiles, les pique assiettes et les vide goussets. - Ceux qui défrichent en Indochine nont pas su labourer en France ; ceux qui trafiquent ont fait banqueroute ; ceux qui commandent aux mandarins lettrés sont fruits secs de collège ; et ceux qui jugent et qui condamnent ont été quelquefois jugés et condamnés. Après la, il ne faut point sétonner quen ce pays occidental soir moralement inférieur à lAsiatique, comme il lest intellectuellement en tous pays... "
Autre portrait..
"...Tout Saigon était là. Et cétait un prodigieux pêle-mêle honnêtes gens , et de gens qui ne létaient pas, - ceux ci plus nombreux : car les colonies française sont proprement un champ dépandage pour tout ce que la métropole crache et expulse dexcréments et de pourritures. - Il y avait là une infinité dhommes équivoques, que le code pénal, toile daraignée trop lâche, navait pas su retenir dans ses mailles : des banqueroutiers, des aventuriers, des maitre-chanteurs, des maris habiles, et quelques espions ; - il y avait une foule de femmes mieux que faciles, qui toutes savaient se débaucher copieusement, par cent moyens dont le plus vertueux est ladultère.- Dans ce cloaque, les rares probités, les rares pudeurs faisaient tache. - Et quoique cette honte fut connue, étalée ; affichée, on lacceptait ; on laccueillait. Les mains propres, sans dégout, servaient les mains sales. - Loin de lEurope, lEuropéen, roi de toute la terre, aime à saffirmer au dessus des lois et des morales, et à les violer orgeuillisesement. La vie secrète de Paris ou de Londres est peut être plus répugnante que la vie de Saigon : mais elle est secrète ; cest une vie à volets clos. Les tares coloniales nont pas peur du soleil. Et pourquoi condamner leur franchise ? Quand les maisons sont en verres, on fait léconomies dillusion et dhypocrisie."
La décadence prise en défaut : le fantôme de lévêque dAdran !...
[Après une nuit dorgie... sur le chemin du retour ...]
"Or, ils arrivèrent au tombeau de lEvêque d'Adran, qui se profila confusément sur lhorizon sombre. Et il se passa une chose étrange et terrible : - les chevaux, qui trottaient en butant, fourbus, bondirent tout à coup de peur, et reculèrent en se cabrant. La voiture brutalisée vint se mettre en travers de la route et faillit verser. Tous, arrachés du sommeil ou de la stupeur, se dressèrent effarés, avec des cris.
La voiture reculait toujours, malgré le fouet du sais. Torral, dégrisé, sauta à terre. En avant, la route était noire comme de lencre. Fierce, sautant à son tour, saisit une des lanternes, et tacha de découvrir lobstacle invisible.
- il ny a rien ? fit il en se retournant.
Mais la lanterne alors éclaira la face de Mevil, resté en arrière ; - et ensemble, Torral et Fierce étouffèrent un cri :
Les yeux de Mévil étaient hagards dans un visage convulsé de terreur et gris comme cendre ; - il ny avait plus de sang à ce visage là , plus une goutte ; et lon voyait les dents grelotter dans le trou de la bouche. Les cils aussi vacillaient autour des yeux de chouette regardaient au fond de la nuit , regardaient et voyaient la Chose Epouvantable que la lanterne navait pas pu éclairer.
- " Là.. - Là !
Il parlait comme on suffoque.
" le fantôme...lévêque dAdran... qui barre la route dans son suaire...Il me fait signe ...à moi.. "
Les femmes affolées crièrent ; Fierce sentit une sueur froide à ses tempes ; Torral recula malgré lui. Une peur indomptable passa sur eux, comme une rafale sur des feuilles qui tremblent, les chevaux semblaient rivés au sol.
[...]
Debout, face à ce quon ne voyait pas, Fierce, railleusement, exorcisa :
" In Nomine Diaboli.... ", Monsieur lÉvêque, sil vous plaît, place aux honnêtes vivants que nous sommes ! Vous faites peur à des femmes, cest peu galant, et tout à fait indigne de votre caractère épiscopal. Si cest un mauvais présage que vous nous apportez, je le prends pour moi, et que tout soit dit..."
20 ans après, ce roman provoque toujours la colère des coloniaux...
"- J'espère, monsieur, me dit elle, que vous n'allez pas, à votre tour, nous caricaturer d'une manière odieuse et développer la légende des Civilisés ? Vous constaterez que partout, en Indochine, on s'applique à rendre la vie plus saine et plus attrayante. L'humanité a sans doute, ici comme ailleurs, ses faiblesses, et que certains individus aient même des vices, c'est possible ! Mais ces déformations morales ne sont pas spéciales à Saigon et restent exceptionnelles. M Claude Farrére a eu le grave tort de se livrer à une peinture aussi superficielle que systématique des mœurs coloniales. Il a fait ainsi beaucoup de tort à l'Indochine et à la France, elle même.
- Madame, répondis-je, les opinions de M Farrére n'engagent que lui: il a voulu surtout, j'imagine, écrire un roman fortement coloré et assaisonné de scandales. Il n'a pas mesuré toutes les conséquences d'une oeuvre ou il n'entrait, à l'origine, que des intentions littéraires...
- J'entends bien que M. Claude Farrére n'a voulu se poser ni en moraliste, ni en sociologue. Tout de même, les Civilisés sont de nature à laisser croire que notre société saigonnaise est presque totalement composée de gens tarés ou qui s'adonnent à des plaisirs pernicieux. Nous n'avons cessé de protester depuis la publication de son livre, et nous réclamons de tous ceux qui viennent ici un jugement impartial, pour que les choses soient remises au point."
Francois de Tessan, "dans l'Asie qui s'éveille", vers 1923.