Sur la Route Mandarine
Roland Dorgeles - 1925
La route mandarine est l'ancien itinéraire qui parcours le Tonkin et l'Annam. C'est la route, ou plutôt le sentie suivi par les mandarins, d'ou son nom.
Extraits
Le delta du tonkin
Dès que le niveau baisse, ce nest plus de leau qui coule, cest de la boue, une boue rougeatre, que le song Thai Binh, le osng King-môn, le song Da Bach, le fleuve rouge, vomissent de leur bouche molle dans le golfe du tonkin. Les paquebots qui remontent le Cua Cam vers haiphong labourent la vase avec leur quille et cest en vain que la drague passe et repasse, le chenal quelle trace sécrase derrière elle. La mer elle-même a dû reculer.
Tout dabord, ce nest , le long de la cote, quune vase plus épaisse qui samasse, puis la croûte durcit, des palétuviers y poussent , serres comme la mauvaise herbe et peu à peu la boue devient terre... quelque jours sur viennent des nha qués qui font des petits barrages et plantent des joncs, pour parfaire ce colmatage, et 20 ans après, leur enfants nauront plus quà venir pour tracer le sillon et repiquer le " ma " vert. Cest ainsi, rizière par rizière, que sest constitué, au cours des âges, tout le delta.
La danse des bambous - Boire à la jarre"Elles sont, je crois, uniques au monde, ces mines de Hongay, où lon extrait le charbon à ciel ouvert. Campha, Haut, Monplanet, grands pans damphithéâtres taillées dans le mamelons. Ce sont de gigantesques escaliers noirs qui escaladent le ciel et leurs parois sont si lisses, si droites, quon croirait que le charbon fut découpé en tranche, ainsi quun monstrueux gâteau. Rien nest à léchelle humaine. Tout est trop haut, trop vaste, et les indigènes qui piochent sur les pentes ne font quune poussière humaine, sur ces gradins de jais.
A qui appartiennent toutes ces terres ? Au Charbonnages du Tonkin. La société possède tout : les champs, les bois, les maisons, les routes, et jusquau entrailles de la terre. Ce chemin de fer, cest à elle ; ce port, ces jetées, ces passes balisés, cest à elle. Cette église au clocher pointu, ce grand marché couvert, cest à elle.
Car cest cela le moins facile, trouver des coolies, des milliers de coolies, et les retenir à Hongay, les empêcher de senfuir. On a tout essayé : rien ny fait. Dès que le tonkinois a quelques piastres dans sa bourse , il quitte louvrage et retourne à se rizière. A lépoque du têt, aux approches de la moisson, tous veulent revoir leur village, et cest alors par milliers quils séchappent. Tous les surveillants massés ny peuvent rien : en quelques jours, tous les découverts sont déserts.
Passage d'un bac sur la route Mandarine |
Que faire ? On cherche dautres stratagèmes. On multiplie les ruses. Ainsi on ne leur paye leur salaire que la deuxième quinzaine du mois suivant, si bien que , courant toujours après leur dû, ils sont obliger de rester. Cependant, pour quils ne meurent pas de faim et par pure philanthropie, on leur verse, sils ont bien travaillé, une piastre tous les 10 jours : cest ce quon appelle ici " faire une avance ". Cest également pour les retenir quon leur a donné ce grand marché couvert, ce cinéma.. Que ne leur a t-on construit un hôpital ! Un administrateur de la société a trouvé mieux : la religion. Des missionnaires installés à la mine retiendront au moins les catholiques, a t-il pensé. On en a donc fait venir un, un père Annamite, des Missions espagnoles. On lui a construit cette petite église et la paroisse à peine né, groupe déjà 700 coolies. ...
Quand je visitai Hongay, les carrières noires grouillaient douvriers. Etres vêtus de loques. Piocheurs aux bras maigres. Des femmes aussi, dont la bouche rougie de bétel semble saigner. Derrière les wagonnets, des " nhos " de 10 ans sarc-boutent, petits corps secs, visages épuisés sous le masque du charbon.
La société est riche, très riche : 29 millions de bénéfices nets lan dernier, cest à dire plus que son capital. Près de 20 millions de réserve avoue, des actions gratuites distribué aux actionnaires, le titre de 250 francs coté maintenant de 7 à 10 mille.
Oui formidablement riche : les 74000 actions qui représentaient à lémission 16 millions valent plus dun demi milliard !
Et savez vous combien ce royaume du charbon rapporte à lIndochine, à la France ?
Rien...
Je dis rien, car je ne vais pas compter les quelques francs de taxe superficielle, les quelques sous de taxe minière. Il en est des Charbonnages comme de la plupart des riches entreprises de la bas : de puissants inconnus se partagent les bénéfices, sucent la moelle de ce pays, et la colonie na rien et la France na rien, elle qui a payé cette terre de tant de sang.
Hongay donne au moins à lIndochine tout son charbon ?
Pas même. Presque tout est pour le Japon, qui paye bien. Et Saigon réclame en vain, nos usines doivent passer par Cardiff, et les chemins de fer chauffent au bois, dévastant les forêts. Ni argent ni charbon : Hongay ne nous rapporte que la haine des milliers de coolies..."