Sur la Route Mandarine

Roland Dorgeles - 1925

 

"Sur la Route Mandarine" est sans doute la meilleure description de l'Indochine des années 20. Roland Dorgelés, grand écrivain français, décrit l'Indochine à la manière d'un voyageur : Saigon et Cholon, les mines et les plantations, les colons et le pouvoir colonial, les tribus Mois et les ruines d'Angkor... Avec une rare acuité, celle d'un homme libre.   

S'il n'y avait qu'un seul livre à lire sur l'Indochine, ce serait celui là.

La route mandarine est l'ancien itinéraire qui parcours le Tonkin et l'Annam. C'est la route, ou plutôt le sentie suivi par les mandarins, d'ou son nom. 

Pour en savoir plus sur la littérature coloniale indochinoise, suivez la conférence audio de Henri Copin

Extraits

Le delta du tonkin 

Dès que le niveau baisse, ce n’est plus de l’eau qui coule, c’est de la boue, une boue rougeatre, que le song Thai Binh, le osng King-môn, le song Da Bach, le fleuve rouge, vomissent de leur bouche molle dans le golfe du tonkin. Les paquebots qui remontent le Cua Cam vers haiphong labourent la vase avec leur quille et c’est en vain que la drague passe et repasse, le chenal qu’elle trace s’écrase derrière elle. La mer elle-même a dû reculer.

Tout d’abord, ce n’est , le long de la cote, qu’une vase plus épaisse qui s’amasse, puis la croûte durcit, des palétuviers y poussent , serres comme la mauvaise herbe et peu à peu la boue devient terre... quelque jours sur viennent des nha qués qui font des petits barrages et plantent des joncs, pour parfaire ce colmatage, et 20 ans après, leur enfants n’auront plus qu’à venir pour tracer le sillon et repiquer le " ma " vert. C’est ainsi, rizière par rizière, que s’est constitué, au cours des âges, tout le delta.

La danse des bambous - Boire à la jarre

"Et aussitôt après, sous les premiers arbres de la foret, on va boire à la jarre, chacun suçant à tour de rôle le même bambou creux en guise de chalumeau. Cet alcool de riz, au goût de bière aigre, plaît rarement aux européens, mais pour les annamites comme pour les mois, chez les cambodgiens comme au Laos, c’est le breuvage de fête, et les jeunes danseuses qu’on a fait venir pour nous de leur lointains villages en boivent à long traits, sous les yeux dépités des anciens.

Après quoi, ragaillardies, elles reprennent leur place entre deux rangées de camarades accroupies qui font claquer la cadence de gros bambous et elles dansent, le buste immobile, le bras au corps, enjambant chaque fois un des bâtons et tirant leur cheville juste à l’instant ou les bambous entrechoqués vont la meurtrir d’un double coup sec. C’est ce qu’on appelle, chez les muongs, la danse des bambous."

Les mines de Hongay

"Elles sont, je crois, uniques au monde, ces mines de Hongay, où l’on extrait le charbon à ciel ouvert. Campha, Haut, Monplanet, grands pans d’amphithéâtres taillées dans le mamelons. Ce sont de gigantesques escaliers noirs qui escaladent le ciel et leurs parois sont si lisses, si droites, qu’on croirait que le charbon fut découpé en tranche, ainsi qu’un monstrueux gâteau. Rien n’est à l’échelle humaine. Tout est trop haut, trop vaste, et les indigènes qui piochent sur les pentes ne font qu’une poussière humaine, sur ces gradins de jais.

A qui appartiennent toutes ces terres ? Au Charbonnages du Tonkin. La société possède tout : les champs, les bois, les maisons, les routes, et jusqu’au entrailles de la terre. Ce chemin de fer, c’est à elle ; ce port, ces jetées, ces passes balisés, c’est à elle. Cette église au clocher pointu, ce grand marché couvert, c’est à elle.

Car c’est cela le moins facile, trouver des coolies, des milliers de coolies, et les retenir à Hongay, les empêcher de s’enfuir. On a tout essayé : rien n’y fait. Dès que le tonkinois a quelques piastres dans sa bourse , il quitte l’ouvrage et retourne à se rizière. A l’époque du têt, aux approches de la moisson, tous veulent revoir leur village, et c’est alors par milliers qu’ils s’échappent. Tous les surveillants massés n’y peuvent rien : en quelques jours, tous les découverts sont déserts.

Passage d'un bac sur la route Mandarine

Que faire ? On cherche d’autres stratagèmes. On multiplie les ruses. Ainsi on ne leur paye leur salaire que la deuxième quinzaine du mois suivant, si bien que , courant toujours après leur dû, ils sont obliger de rester. Cependant, pour qu’ils ne meurent pas de faim et par pure philanthropie, on leur verse, s’ils ont bien travaillé, une piastre tous les 10 jours : c’est ce qu’on appelle ici " faire une avance ". C’est également pour les retenir qu’on leur a donné ce grand marché couvert, ce cinéma.. Que ne leur a t-on construit un hôpital ! Un administrateur de la société a trouvé mieux : la religion. Des missionnaires installés à la mine retiendront au moins les catholiques, a t-il pensé. On en a donc fait venir un, un père Annamite, des Missions espagnoles. On lui a construit cette petite église et la paroisse à peine né, groupe déjà 700 coolies. ...

Quand je visitai Hongay, les carrières noires grouillaient d’ouvriers. Etres vêtus de loques. Piocheurs aux bras maigres. Des femmes aussi, dont la bouche rougie de bétel semble saigner. Derrière les wagonnets, des " nhos " de 10 ans s’arc-boutent, petits corps secs, visages épuisés sous le masque du charbon.

La société est riche, très riche : 29 millions de bénéfices nets l’an dernier, c’est à dire plus que son capital. Près de 20 millions de réserve avoue, des actions gratuites distribué aux actionnaires, le titre de 250 francs coté maintenant de 7 à 10 mille.

Oui formidablement riche : les 74000 actions qui représentaient à l’émission 16 millions valent plus d’un demi milliard !

Et savez vous combien ce royaume du charbon rapporte à l’Indochine, à la France ?

Rien...

Je dis rien, car je ne vais pas compter les quelques francs de taxe superficielle, les quelques sous de taxe minière. Il en est des Charbonnages comme de la plupart des riches entreprises de la bas : de puissants inconnus se partagent les bénéfices, sucent la moelle de ce pays, et la colonie n’a rien et la France n’a rien, elle qui a payé cette terre de tant de sang.

Hongay donne au moins à l’Indochine tout son charbon ?

Pas même. Presque tout est pour le Japon, qui paye bien. Et Saigon réclame en vain, nos usines doivent passer par Cardiff, et les chemins de fer chauffent au bois, dévastant les forêts. Ni argent ni charbon : Hongay ne nous rapporte que la haine des milliers de coolies..."

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