Au pays de la cloche felee
"Tribulation d'un cochinchinois à l'époque colonial", de Ngo Van Xuyet
Extraits La justice en langue étrangére
"Le juge est annamite, mais il nous interroge en français. Ceux qui, parmi nous, comprennent cette langue peuvent répondre immédiatement. Les autres, au lieu dêtre interrogés directement en annamite doivent lêtre par le truchement dun interprète. Ainsi, du cabinet du juge dinstruction jusquau tribunal, lhomme qui ne connaît pas le français demeure complètement étranger à tout ce que magistrats, greffiers, flics et avocats trament entre eux. A lissue de leurs palabres, lhomme se voit finalement signifier par le tout puissant interprète quil sera jeté en enfer ou libéré, voire diminué dune tête."
Lenrôlement lors de la 1ere guerre mondiale
"Quant débuta la guerre de 14, mon grand frère - le septième- avait lâge de faire un tirailleur, cest à dire dacquitter " limpôt du sang ", dêtre transformé soit en chair à canon soit en tueur de pauvres gens. Les notables du village attrapaient de force les jeunes paysans pour les envoyer en France. Ceux qui résistaient, on les ligotait et les transportait comme des porcs, à la maison communale."
"En janvier 1916, 150 à 200 paysans de la région voisine armés de coupe- coupe et de quelques fusils, attaquèrent les maisons communales ou les notables procédaient à " lenrôlement volontaires " .. Leffervescence grandit en Cochinchine et aboutit en février à lattaque de la maison centrale de Saigon. ... Immédiatement plus de 150 paysans comparurent devant le conseil de guerre : 38 dentre eux furent envoyés au poteau dexécution , les autres au bagne de Poulo-Condore."
Souvenirs décole
"Le signal du début et de la fin de la classe, de sortie et de rentrée de récréation est donné au tam tam. Le gros tam tam rouge est suspendu à une poutre au fond de la classe. Il ny a pas de préposé pour cette tache. A un signal du doigt du maître, un des grands bondit au tam tam. Ce tam tam rouge mattirait irrésistiblement .. Un jour, aidé par mon grand frère qui mavait hissé sur le pupitre, je pus, avec le bâton cylindrique à bout sphérique, en visant bien le centre du cercle, faire résonner le monstre.."
"De temps à temps, le matin, une désagréable surprise nous attend en arrivant à lécole . Inspection de la propreté : ceux à qui le maître a découvert de la crasse derrière les oreilles sont rassemblés, tout nus, accroupis comme des crapauds maigres autour du puits. Un costaud de la classe juché sur la margelle , à laide dun seau en bambou tressé attaché au bout dune corde, tire leau du put et copieusement la déverse sur ses malheureux camarades. Leau froide les fait tressaillir puis vivement gigoter. De leurs frêles mains, ils se frottent fiévreusement le corps amant de se rhabiller. Les filles échappent à la vexation et restent confinées à lintérieur de la classe."
La maison communale "La maison communale mabritait souvent contre les ardeurs du soleil de midi à la sortie de lécole. Il cessa un jour dêtre un refuge pour devenir un lieu dhorreur. Cest là le centre administratif du village où de temps en temps le conseil des notables se réunissait pour " rendre justice ". Dhabitude il ny a personne, le gardien habite une paillote voisine. A lintérieur, dans la pièce du fond bien close qui sert de lieu de détention , gît sur le sol une longue barre de fer garnie de manilles, où les notables mettent aux fers les personnes arrêtées, comme ceux qui tardent à payer limpôt personnel.""Un midi, en arrivant dans la cours de cette maison, je tombe sur une scène de bastonnade. Un pauvre hère en guenilles, étendu sur le ventre par terre : trois autres limmobilisent en lui tenant pieds et bras. Un préposé aux supplices, tenant un long bâton flexible, à bras tendus, assène à lhomme couché une vingtaine de coups sur le bas du dos. A chaque coups qui claquent le supplicier gémit. Assis en nombre à lintérieur, les notables en costumes solennel assistent impassible au châtiment de lhomme quils viennent de condamner. Les notables soctroyaient dintervenir dans les dissensions entre villageois, de juger et de punir les pauvres gens à leur mercis."
"Cette scène ma marqué pour la vie."
La vie dans les plantations de caoutchouc
"En février 1928 à Hanoi, Bazin, Directeur de lOffice de Recrutement des coolies dans les plantations de caoutchouc - il touchait une prime de 10 piastres par recru - est abattu à coup de revolver ; un jeune lycéen Le Van Sanh, déjà repéré car distribuant des tracts contre son recrutement, est arrêté. Phung ma relate ce quil a vu dans les exploitations de caoutchouc insalubres, infestés en moustiques, où il soignait les coolies atteints de " la fièvre des forets ", parfois mortel. Il me raconte les coups, lenfermement dans les cachots internes à la plantation, la faim, limpossibilité de rompre les contrat, les tentatives dévasion punis de tortures. Les conditions de vie, de travail sont si atroces que lon constate jusqu'à 40% de décès par an."
"Dans la plantation de caoutchouc Michelin de Phu Ieng, en 1927, une centaine de coolies conjurés sétaient prêtés serment mutuel de fraternité et avaient abattu un surveillant français réputé pour sa brutalité. Une sauvage chasse à lhomme fut déclenchée : 70 dentre eux furent capturés ; les autres périrent dans la foret en combattant contre leurs bourreaux ou dévorés par les fauves quand ce nétait pas faim ou de fièvre."
La chasse aux "défauts de cartes"
"Le matin du 1er mai, en allant au travail en vélo, je me trouve coincé dans lécoeurante chasse aux "défauts de cartes ". Cest le moment de léchéance de limpôt personnel et, dans les rues de Saigon-Cholon, lorsque tous , coolies, ouvriers et employés vont au travail , les flics nous traquent en nous réclamant les cartes dimpôt qui nous servent aussi de cartes didentité. Ce qui nont pas de cartes en règle sont immédiatement embarqués dans les camionnettes de la Sûreté qui ont surgit de tous les coins de rues."
"A la campagne, les notables, les miliciens se livrent à la même traque. Ouvriers agricoles, saisonniers , paysans pauvres vivent dans la peur. La capitation frappe tous coolies, paysans de 18 à 60 ans, et est égal au produit dun mois de son travail . Les pauvres, dépouillés de tout depuis la crise de 1929 ne peuvent plus sen acquitter. Et en Cochinchine, selon le code de lIndigénat, un simple retard de paiement entraîne prison et amende."
Gréves de 1936"En novembre 1936, au nord du pays, dans lenfer charbonnier des mines du Hong Gay, plus de 20.000 mineurs déclenchent une grève pour obtenir la fin des " sévices corporels, des coups de rotins, des ners de boeuf, des coups de pieds " et le relèvement des salaires. Nos visiteurs nous racontent avec fièvre quà Saigon aussi la totalité des 1200 ouvriers de larsenal s'est mis en grève. Ils sont soutenus par les villageois voisins qui alimentent leurs cantines . Plus dun milliers de cheminots, mécaniciens, chauffeurs, chefs de train et coolies les ont suivis dans le mouvement. La gréve se propage aux traminots et chauffeurs dautobus.. Ce jamais-vue dans les luttes en Indochine montre la profondeur de lagitation."
La famine de 1938"En 1938, dans la province de Bac Lieu, en une semaine, des dizaines de creves-la-faim vident des dizaines de greniers appartenant à des propriétaires terriens. En octobre, 500 paysans manifestent à Ca-mau: les miliciens interviennent avec violence et font beaucoup de bléssés. Ces forçats de rizières écoperont de mois et dannées de prison pour atteinte au droit sacré de la propriété et atteinte à lordre établi."