Au pays de la cloche felee

"Tribulation d'un cochinchinois à l'époque colonial", de Ngo Van Xuyet

 

Né peu avant la guerre de 14 en Cochinchine, Ngo Van  a passé toute sa vie à lutter contre les injustices. Et d'abord contre le systéme coloniale en place en Indochine. Militant troskiste dès la première heure, il subira, avec ses compagnons, le harcelement - et la torture - des hommes de la Sureté, puis toute la violence et l'autoritarisme des Staliniens.

Ce livre, écrit récemment, est le récit de toutes ces années de luttes sur sa terre natale. Il constitue un témoignage fort et poignant émis, cette fois-ci, par un indochinois de souche. 

"Ngo Van Xuyet, réfugié en France depuis 1948, est décédé le 1er janvier 2005, à Paris, à l'age de 91 ans. Cet ancien trotskiste, exemple d'un type d'ouvriers militants qu'on ne connait plus guère aujourd'hui, était né en 1913, dans le village de Tan Lo, près de Saigon.

A partir des années 1920, Ngo Van participa dans les rangs du mouvement trotskiste à la lutte anti-voloniale. Après 1945, les trotskistes vietnamiens, qui avaient acquis une certaine importance, furent massacrés par les communistes orthodoxes menés par Ho Chi Minh [...] . Ngo Van fut alors son pays, trouvant refuge en France en 1948." (d'après Le Monde, janvier 2005).

 

Extraits

La justice en langue étrangére

"Le juge est annamite, mais il nous interroge en français. Ceux qui, parmi nous, comprennent cette langue peuvent répondre immédiatement. Les autres, au lieu d’être interrogés directement en annamite doivent l’être par le truchement d’un interprète. Ainsi, du cabinet du juge d’instruction jusqu’au tribunal, l’homme qui ne connaît pas le français demeure complètement étranger à tout ce que magistrats, greffiers, flics et avocats trament entre eux. A l’issue de leurs palabres, l’homme se voit finalement signifier par le tout puissant interprète qu’il sera jeté en enfer ou libéré, voire diminué d’une tête."

L’enrôlement lors de la 1ere guerre mondiale

"Quant débuta la guerre de 14, mon grand frère - le septième- avait l’âge de faire un tirailleur, c’est à dire d’acquitter " l’impôt du sang ", d’être transformé soit en chair à canon soit en tueur de pauvres gens. Les notables du village attrapaient de force les jeunes paysans pour les envoyer en France. Ceux qui résistaient, on les ligotait et les transportait comme des porcs, à la maison communale."

"En janvier 1916, 150 à 200 paysans de la région voisine armés de coupe- coupe et de quelques fusils, attaquèrent les maisons communales ou les notables procédaient à " l’enrôlement volontaires " .. L’effervescence grandit en Cochinchine et aboutit en février à l’attaque de la maison centrale de Saigon. ... Immédiatement plus de 150 paysans comparurent devant le conseil de guerre : 38 d’entre eux furent envoyés au poteau d’exécution , les autres au bagne de Poulo-Condore."

Souvenirs d’école

"Le signal du début et de la fin de la classe, de sortie et de rentrée de récréation est donné au tam tam. Le gros tam tam rouge est suspendu à une poutre au fond de la classe. Il n’y a pas de préposé pour cette tache. A un signal du doigt du maître, un des grands bondit au tam tam. Ce tam tam rouge m’attirait irrésistiblement .. Un jour, aidé par mon grand frère qui m’avait hissé sur le pupitre, je pus, avec le bâton cylindrique à bout sphérique, en visant bien le centre du cercle, faire résonner le monstre.."

"De temps à temps, le matin, une désagréable surprise nous attend en arrivant à l’école . Inspection de la propreté : ceux à qui le maître a découvert de la crasse derrière les oreilles sont rassemblés, tout nus, accroupis comme des crapauds maigres autour du puits. Un costaud de la classe juché sur la margelle , à l’aide d’un seau en bambou tressé attaché au bout d’une corde, tire l’eau du put et copieusement la déverse sur ses malheureux camarades. L‘eau froide les fait tressaillir puis vivement gigoter. De leurs frêles mains, ils se frottent fiévreusement le corps amant de se rhabiller. Les filles échappent à la vexation et restent confinées à l’intérieur de la classe."

La maison communale

"La maison communale m’abritait souvent contre les ardeurs du soleil de midi à la sortie de l’école. Il cessa un jour d’être un refuge pour devenir un lieu d’horreur. C’est là le centre administratif du village où de temps en temps le conseil des notables se réunissait pour " rendre justice ". D’habitude il n’y a personne, le gardien habite une paillote voisine. A l’intérieur, dans la pièce du fond bien close qui sert de lieu de détention , gît sur le sol une longue barre de fer garnie de manilles, où les notables mettent aux fers les personnes arrêtées, comme ceux qui tardent à payer l’impôt personnel."

"Un midi, en arrivant dans la cours de cette maison, je tombe sur une scène de bastonnade. Un pauvre hère en guenilles, étendu sur le ventre par terre : trois autres l’immobilisent en lui tenant pieds et bras. Un préposé aux supplices, tenant un long bâton flexible, à bras tendus, assène à l’homme couché une vingtaine de coups sur le bas du dos. A chaque coups qui claquent le supplicier gémit. Assis en nombre à l’intérieur, les notables en costumes solennel assistent impassible au châtiment de l’homme qu’ils viennent de condamner. Les notables s’octroyaient d’intervenir dans les dissensions entre villageois, de juger et de punir les pauvres gens à leur mercis."

"Cette scène m’a marqué pour la vie."

 La vie dans les plantations de caoutchouc

"En février 1928 à Hanoi, Bazin, Directeur de l’Office de Recrutement des coolies dans les plantations de caoutchouc - il touchait une prime de 10 piastres par recru - est abattu à coup de revolver ; un jeune lycéen Le Van Sanh, déjà repéré car distribuant des tracts contre son recrutement, est arrêté. Phung ma relate ce qu’il a vu dans les exploitations de caoutchouc insalubres, infestés en moustiques, où il soignait les coolies atteints de " la fièvre des forets ", parfois mortel. Il me raconte les coups, l’enfermement dans les cachots internes à la plantation, la faim, l’impossibilité de rompre les contrat, les tentatives d’évasion punis de tortures. Les conditions de vie, de travail sont si atroces que l’on constate jusqu'à 40% de décès par an."

"Dans la plantation de caoutchouc Michelin de Phu Ieng, en 1927, une centaine de coolies conjurés s’étaient prêtés serment mutuel de fraternité et avaient abattu un surveillant français réputé pour sa brutalité. Une sauvage chasse à l’homme fut déclenchée : 70 d’entre eux furent capturés ; les autres périrent dans la foret en combattant contre leurs bourreaux ou dévorés par les fauves quand ce n’était pas faim ou de fièvre."

 La chasse aux "défauts de cartes"

"Le matin du 1er mai, en allant au travail en vélo, je me trouve coincé dans l’écoeurante chasse aux "défauts de cartes ". C’est le moment de l’échéance de l’impôt personnel et, dans les rues de Saigon-Cholon, lorsque tous , coolies, ouvriers et employés vont au travail , les flics nous traquent en nous réclamant les cartes d’impôt qui nous servent aussi de cartes d’identité. Ce qui n’ont pas de cartes en règle sont immédiatement embarqués dans les camionnettes de la Sûreté qui ont surgit de tous les coins de rues."

"A la campagne, les notables, les miliciens se livrent à la même traque. Ouvriers agricoles, saisonniers , paysans pauvres vivent dans la peur. La capitation frappe tous coolies, paysans de 18 à 60 ans, et est égal au produit d’un mois de son travail . Les pauvres, dépouillés de tout depuis la crise de 1929 ne peuvent plus s’en acquitter. Et en Cochinchine, selon le code de l’Indigénat, un simple retard de paiement entraîne prison et amende."

Gréves de 1936

"En novembre 1936, au nord du pays, dans l’enfer charbonnier des mines du Hong Gay, plus de 20.000 mineurs déclenchent une grève pour obtenir la fin des " sévices corporels, des coups de rotins, des ners de boeuf, des coups de pieds " et le relèvement des salaires. Nos visiteurs nous racontent avec fièvre qu’à Saigon aussi la totalité des 1200 ouvriers de l’arsenal s'est mis en grève. Ils sont soutenus par les villageois voisins qui alimentent leurs cantines . Plus d’un milliers de cheminots, mécaniciens, chauffeurs, chefs de train et coolies les ont suivis dans le mouvement. La gréve se propage aux traminots et chauffeurs d’autobus.. Ce jamais-vue dans les luttes en Indochine montre la profondeur de l’agitation."

La famine de 1938

"En 1938, dans la province de Bac Lieu, en une semaine, des dizaines de creves-la-faim vident des dizaines de greniers appartenant à des propriétaires terriens. En octobre, 500 paysans manifestent à Ca-mau: les miliciens interviennent avec violence et font beaucoup de bléssés. Ces forçats de rizières écoperont de mois et d’années de prison pour atteinte au droit sacré de la propriété et atteinte à l’ordre établi."

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