Les travailleurs indochinois en France 

au cours de la Seconde Guerre mondiale

Le livre "Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France 1939-1952, est une étude remarquable sur cette page oubliée de la Seconde Guerre mondiale. A l'aide de nombreux témoignages et des documents officiels réunis pour l'occasion, Pierre Daum sort de l'oubli les 19.550 indochinois qui ont subi bien des humiliations en "acceptant" de venir travailler pour la métropole en 1939. 

On savait que la situation des "indigènes" dans les colonies n'était pas enviable; on découvre que la France d'alors n'était guère plus accueillante. Bien sûr, certains diront que "c'était la guerre" et que la vie des français n'était guère meilleure à cette époque. Certes, mais il n'en demeure pas moins que la situation s'est prolongée bien après la fin de la guerre (pour certains jusqu'en 1952) et que la France n'a pas respectée ses engagements "contractuels". En réalité, il faut reconnaître que ces hommes ont été exploités pendant des années par la France de l'époque, tant par le régime de Vichy que par la France libérée.

La parution de ce livre a déjà eu un effet bénéfique : le 10 décembre 2009, le maire d'Arles a rendu hommage à ces travailleurs indochinois envoyés en Camargue pour y travailler le sel et le riz. C'est grâce à eux que le riz camarguais existe - ce que tout le monde ignore. Ainsi, en prononçant son discours en présence des derniers acteurs encore vivants de cette épisode historique, Hervé Schiavetti devient le premier élu de la République à reconnaître officiellement cette page assez sombre du passé colonial de la France.

Immigrés de Force; les travailleurs indochinois en France (1939-1952), éditions Solin, Actes Sud, 277 pages, 23 euros. Parution en mai 2009.

Article et photos collectées par Pierre Daum

Résumé du livre. Ne sont pas repris ici les nombreux témoignages forts intéressants qui figurent dans le livre.

Les origines de la Main-d'Oeuvre Indigéne (MOI)

La venue de travailleurs issus des colonies avait démarré lors de la guerre 14-18. Ainsi, en 1914, le gouvernement français avait fait venir presque 200.000 travailleurs coloniaux, dont 49000 en provenance d'Indochine (et 30.000 de Chine).

A la différence de la Première Guerre mondiale, la possibilité de faire venir un main-d'œuvre des colonies est anticipée : en 1926 paraissent les 1ers textes qui seront complétés en 1934. A cette date, on ouvre la possibilité de créer, en cas de guerre un service de main d'œuvre indigène (MOI). Ce service dépendrait du ministère du travail chargé de recenser les besoins en ouvriers dans les usines participant à l'industrie de guerre.

Quatre ans plus tard, la loi du 11 juillet 1938 précise l'organisation générale de la nation pour le temps de guerre. Mais le sort de la main d'œuvre coloniale est renvoyé à des règlements administratifs : "Des règlements d'administration publique déterminent les conditions dans lesquelles la loi sera applicable à l'Algérie et aux colonies." (Art 65).

La loi précise  par ailleurs : "En vertu du principe que "tous les français non soumis aux obligations militaires peuvent être réquisitionnés" (loi de 1938, art 14).  En cas de refus, la punition sera une peine allant de 6 jours à 5 ans d'emprisonnement. Point important, cette loi précise que la réquisition "ouvre droit à traitement et salaires (...) fixés sur la base des salaires normaux et courants (art 15).

Dès la première semaine de 1939, Georges Mandel, ministre des colonies lance une véritable campagne de presse martelant son objectif  de faire venir des colonies "2 millions de soldats et 500.000 travailleurs".

Par sa proximité géographique, l'Algérie aurait dû être la principale source de main d'œuvre. Mais les colons s'y opposent. Finalement, les Indochinois seront 20.000 et les Algériens à peine 6000. 

Le recrutement en Indochine

Le Général Catroux, Gouverneur Général, lance le recrutement localement. Il faut faire vite et beaucoup. A chaque Résident est fixé un objectif chiffré. L'utilisation de la réquisition est possible si nécessaire. Grâce à la collaboration des élites locales, le recrutement est vite mené, sans résistance. Dans chaque village, ordre est donné aux familles composées d'au moins  de deux enfants mâles âgés d'au moins de 18 ans d'en mettre un à la disposition de la métropole. En cas de refus, le père des enfants ira en prison.

Catroux fixe les objectifs suivants  : 50.000 travailleurs indochinois, dont 25.000 au Tonkin, 17.000 en Annam, 5.000 en Cochinchine et 2500 au cambodge. Cet objectif ne sera jamais atteints, notamment en raison de l'absence de place dans les bateaux et de l'arrêt rapide de la guerre en métropole.

 Pierre Angéli estime les effectifs à 6900 pour le Tonkin, 10850 pour l'Annam et seulement 1800 pour la Cochinchine.

Si la plupart fut contraint par cette mesure, un certain nombre fut volontaire pour venir en France, notamment le personnel encadrant (surveillants, interprètes...). Ces engagés volontaires rêvaient de la France, de découvrir ce pays magnifié par les instituteurs.

L'auteur estime que 96% des ONS (ouvriers non spécialisés) sont des paysans illettrés, engagés contre leur gré.

Le transport en bateau vers la France

L'aménagement des bateaux est fait à la hâte, et de d'octobre 1939 à mai 1940, 15 bateaux sont réquisitionnés. Le moral à bord n'est pas brillant. Mal de mer, nourriture de mauvaise qualité, aménagement sommaire des bateaux ou les indochinois sont "parqués". La moindre plainte était sévèrement réprimée. "Les cales sont pleines de vomi. Nous dormons sur des lits superposés, sur trois étages. Le personnel encadrant se compose d'officiers de l'armée coloniale à la retraite. Ils nous considèrent comme des sous-hommes : dès que quelques chose ne va pas, on reçoit un coup de pied ou une gifle."

Pour autant, pas de mutinerie.

19.276 arriveront à Marseille.

L'arrivée en métropole et les premières affectations

Pour la majorité des recrutés, l'arrivée à Marseille fut un véritable choc. Le niveau de développement de la métropole est sans commune mesure avec celui de l'Indochine. La première vision de la Mère-patrie ne pouvait laisser indifférent ces paysans vietnamiens.

C'est principalement dans les poudreries que les ONS furent utilisés. Les établissements qui souhaitaient utiliser de la MO s'adressaient au ministère de l'armée qui relayait la demande auprès du Ministère du Travail dont dépendait la MOI. Dès le début, les autorités françaises avaient pris conscience qu'ils avaient recruté non pas des ouvriers mais des paysans et qu'ils ne pouvaient pas espérer obtenir qu'ils occupent des postes d'ouvriers spécialisés. Les travailleurs vietnamiens furent principalement utilisés dans le maniement des poudres, travail qui ne nécessite aucune formation particulière.

La défaite de la France surprend les travailleurs indochinois autant que les français. Et le travail dans les poudreries cesse brutalement.

La défaite 

Les Vietnamiens arrachés de force à leur pays et mal traités depuis sont la plupart indifférents face à la victoire allemande. La plupart des ONS se retrouve évacué en zone sud. Après l'arrêt de la guerre, le "contrat" que la France a passé avec sa main d'œuvre coloniale devait prendre automatiquement fin. Il convenait donc de rapatrier ces hommes dans leur pays d'origine. Il semble que tous les Africains du Nord aient été rapatriés rapidement. Seuls 4.400 travailleurs vietnamiens furent renvoyés dans leur pays en 1941. L'Angleterre bloque en effet toutes les voies maritimes vers l'Extrême Orient et le rapatriement n'est plus possible.

Les camps

La quasi totalité des indochinois sont regroupés dans des immenses camps dans le sud de la France, dont ceux de Mazargues, Sorgues, Venissieux ... 

Ces camps sont réservés aux Indochinois : ils ne vivaient qu'entre eux sans contact avec la population française. 4000 ONS seront par exemple accueillis à Mazargues, près de Marseille. La vie dans ces camps est difficile, tant par les humiliations subies de la part de l'encadrement, que par les conditions de vies elles mêmes. Recrutés avec un statut de civils mais encadrés de façon militaire, les travailleurs vietnamiens étaient à la totale merci des officiers qui les commandaient. La nourriture est  insuffisante et souvent détournée par l'encadrement.

Le travail

 "L'engagement des volontaires ne peut dépasser la durée des hostilités" (art 19 du décret du 2 mai 1939, qui encadre juridiquement les réquisitions). 

A cause du blocus de l'Angleterre, Vichy décide de les faire travailler . Entre l'été 1940 et l'été 1941, les ONS ont vécu une période de chômage entrecoupé parfois de quelques travaux agricoles.

Leur action est loin d'avoir été inutile. Ainsi, en 1941, 3 compagnies sont envoyées dans les vallées des Beunes, près de Sarlat, en Dordogne, afin d'accomplir de gigantesques travaux d'assainissement de centaines d'hectares de marais destinés ensuite à la culture du chanvre et du colza.

D'autres furent également utilisés aux salins de Salin de Giraud, en Camargue, ou la production atteignit 200.000 tonnes en 1946. Les conditions de travail sont difficiles : nul travailleur ne perçoit de lunettes, et le froid en hiver perçait les vêtements les plus chauds.

 "Mais le travail continue quand même, et l'employeur (Pechiney) ne se résolut jamais à doter les indochinois des bottes en caoutchouc qu'il avait en magasin, et que tous les travailleurs européens avaient aux pieds. Le travail continuait, dans l'eau glaciale où il fallut patauger toute la journée".

Ils logent dans des baraquements sommaires, gardés par des gardes, sans contact avec la population française. Ces conditions de travail conduirent aux premières rébellions en août 1941. A titre de sanctions, les Vietnamiens voient leur numéro d'ordre pour le retour au pays passer en dernière position....

Y a t-il des désertions ? Rares sont ceux qui désertent. Illettrés pour la plupart, ne sachant pas un mot de français, les travailleurs vietnamiens s'imaginaient mal tenter leur chance dans la France occupée. Ceux que le font arrivent néanmoins à occuper des postes dans d'autres entreprises, à des conditions de vie, de travail et de salaires identiques à ceux des français.

L'origine du riz en Camargue

En Camargue, les premières tentatives de culture du riz remontent au milieu du XIXeme siècle, mais les résultats étaient très mauvais, et le riz à peine bon à nourrir les cochons.

Dans les années 30, lorsque vint la mode de consommer du riz, les parcelles ne furent même plus ensemencée en raison de la concurrence des colonies, Madagascar et l'Indochine.

Culture du riz en Camargue ; l'une des photos rapportées par Pierre Daum

Le riz camarguais tel qu'on le connaît aujourd'hui est né en 1941 grâce à une poignée d'hommes, tous travailleurs indochinois. 

L'objectif de Vichy fut, autant que faire se pouvait, de pallier la pénurie alimentaire qui menaçait la France. Des terres et de la main d'œuvre indochinoise sont prêtés aux agriculteurs avec l'obligation de cultiver du riz. L'expérience se transforme vite en succès. Entre 1941 et 1945, jusqu'à 1250 tonnes par an seront officiellement récoltées et vendus à l'État français à 6 francs le kilo. Sur le marché libre, il s'échange jusqu'à 100 voire 120 francs le kilo ! En 1945, 1 kilo de riz s'échange contre 50 kilos de ciment ! C'était la ruée vers l'or ! L'eldorado a continué jusqu'en les années 60.

Grâce à leur connaissance ancestrale, les Vietnamiens réussirent à faire pousser en Camargue un riz de qualité qui transforma en profondeur l'économie et les paysages du delta du Rhône. Et accessoirement permis à quelques arlésiens de fortement s'enrichir par la mise en valeur de ces terres.

De 400 hectares en 1944, la Camargue passera à 3000 hectares en 1945, puis 32.000 en 1950. Aujourd'hui, 20.000 hectares donnent 110.000 de paddy par an, soit 75.000 de riz blanc par an.

A Arles et dans tout le delta, le riz est célébré comme un des éléments essentiels de l'identité camarguaise, au même titre que le taureau, le cheval blanc et le flamant rose. Il faudrait rendre justice et honneur à ces travailleurs indochinois qui furent à l'origine de cet "or blanc".

Travailler pour les Allemands

En janvier 1944, 27% des ONS travaillaient directement pour l'occupant allemand. Il semble que les liens entre la MOI et l'occupant allemand ait fonctionné comme pour n'importe quel autre employeur.

D'après les témoignages recueillis par l'auteur, il semble que les conditions de vie avec les Allemands étaient nettement meilleures que dans les camps français.

Rapports avec la population française

Séparés d'elle par la barrière des camps et de la langue, il n'y eu que peu de rapports entre les Vietnamiens et la population française. Dans les usines ou les fermes, les relations avec les femmes françaises sont malgré tout possibles, souvent amicales et conduisent parfois à des mariages.

Ainsi, en 1946, plus de 100 mariages ont été prononcés et une centaine d'enfants métis sont venus au monde. Il est probable que la plupart sont restés vivre en France, l'Indochine de l'époque ne souhaitant pas leurs retours.

La libération

Les Vietnamiens ont ils participés à la résistance ? nul ne le sait et cela semble peu probable. En revanche, la libération fut un grand soulagement pour eux, mais pour des raisons différentes de celles des français. Pour ces travailleurs, c'était la fin de l'oppression et la possibilité de repartir au pays.

Mais ces exilés vont devoir encore patienter plusieurs années avant de revoir leur famille et leur patrie, parfois pendant plus de 7 ans pour certains d'entre eux....

Certains acceptent de s'engager dans les troupes de la CEFEO, le Corps Expéditionnaires Français en Extrême Orient, peut être 1500. Mais on peut penser que l'objectif de ces hommes étaient de rentrer par tous les moyens au pays.

La grande  majorité reste dans les camps. Ne parlant guère mieux français que lorsqu'ils étaient arrivés, la plupart ne se voyait pas partir à l'aventure dans une France inconnue, hors du camp dans lequel ils vivaient depuis des années, et où le gîte et le couvert étaient tant bien que mal assurés.

Nationalisme, communisme et trotskisme

Un souffle d'agitation gagna progressivement tous les camps, d'abord à cause des conditions de vie. A la libération, les nouvelles du pays qui offraient l'espoir d'une indépendance agitèrent un peu plus ces hommes, à lfa faveur d'un activisme mené par quelques militants communistes.

Un premier congrès a lieu à Avignon en décembre 1944 au cours duquel se réunirent une centaine de délégués. Très prudents, les revendications portent essentiellement sur l'égalité des droits avec les français, notamment les droits syndicaux. Mais le gouvernement de De Gaule va ignorer ces revendications. Les travailleurs indochinois revendiquent de plus en plus ouvertement leur sentiment anti-colonial. Les autorités françaises réagissent en arrêtant les meneurs. Plusieurs centaines seront ainsi arrêtés entre 1945 et 1948.

Au sein des Vietnamiens, les rivalités s'affichent de plus en plus entre les communistes staliniens et les trotskistes. Ceux ci soutiennent l'indépendance, alors que les communistes sont avec Ho chi minh dans ses vaines tentatives de négociation d'un partenariat avec la France.

Ces rivalités trouvèrent leur apogée dans les incidents qui se déroulèrent le 15 mai 1948 au camps de Mazargues. Une bagarre très violente entre les 2 factions firent 6 morts et 60 blessés dont 17 souffrant d'incapacités permanentes. Le procès eut lieu en 1950. 18 accusés furent jugés, 13 condamnés pour des peines allant jusqu'à 4 ans de prison ferme.

Le rapatriement

Le peu de bateaux disponibles étant principalement occupés par les troupes expéditionnaires, les rares moyens de regagner l'Indochine étaient soit d'être malade, soit d'être expulsé comme agitateur anti français...

Le retour n'est pas synonyme de la fin des contrariétés pour ces hommes ! Tous furent débarqués au camp du Cap Saint Jacques, qui compta jusqu'à 1000 ONS. Camp strictement fermé, entouré par du fil barbelé, gardé nuits et jours ... La "déréquisition" reste compliqué pour l'administration locale, en raison de l'absence de transports sécurisés dans un pays en guerre. Certains furent encore utilisés par des militaires pour des travaux non payés. Ceux qui arrivèrent en 1947 mirent finalement près d'un an à regagner leur région natale et leur famille. La camp du Cap sera définitivement dissout en Septembre 1950, date à laquelle les nouveaux venus pourront regagner librement leur famille dès leur arrivée.

En métropole, à partir de 1948, le rapatriement s'accélère. Le ministère des colonies décide que tous les travailleurs doivent être repartis chez eux au plus tard fin 1952. 

L'accueil local

Il ne faut pas croire que l'accueil fut toujours chaleureux ! Après une absence de 8, 10 voire 13 années, c'est la méfiance qui régne à l'arrivée de la part de leurs compatriotes. Ceux ci les soupçonnent d'avoir travaillé avec les Français, pour les Français. Beaucoup ont rapidement caché leur passage en métropole. Aujourd'hui, les choses ont, semble t-il, évolué.

Ceux qui restent

L'auteur estime à environ un millier le nombre d'ONS resté en France, essentiellement à la faveur d'un mariage.

Salaires, pécule, dépôt piastres...

La rémunération se composait de plusieurs éléments : un indemnité de départ, un salaire, une allocation de voyage lors du rapatriement, et une indemnité de déréquisition. Si l'homme était marié au départ, sa femme recevait une allocation familiale, fonction du nombre d'enfants. Enfin, tout au long de son séjour en France, le travailleur était invité à alimenter un "compte piastre", reversé à son retour au pays.

Mis bout à bout, ces nombreuses sources de revenus ne représentèrent pas le 1/10 du salaire d'un ouvrier français. Même s'ils étaient nourris, sommairement vêtus, et logés dans des conditions précaires, il est clair que la vie de ces hommes n'a été qu'une exploitation organisée par la France de cette époque, tant par le régime de Vichy que par la France libérée.

 

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