La vie à Hué en 1896

- Marcel Monnier -

 

Marcel MONNIER (né en 1853) voyage d'abord pour son propre agrément. Ayant escaladé les principaux sommets de l'Europe il parcourt successivement les contrées les plus intéressantes de l'Amérique centrale, les îles Hawaï, puis de 1884 à 1887 en un voyage autour du monde il visita les bords septentrionaux de l'Océan indien, la Malaisie, l'Australie. En 1891-1892, il parcourt une partie de la Guinée française, puis, comme correspondant du journal Le Temps, de 1894 à 1897, l'Indochine française, le Japon, la Corée, la Chine d'où il rentra en Europe, traversant l'Asie en diagonale de Pékin à Bassora. 

Les extraits qui  suivent sont tirés de son ouvrage "Tour d'Asie, Cochinchine, Annam, Tonkin", paru en 1899 chez Plon. 

Le marché de Hué (photo largement postérieure au récit)

Contexte historique

A la mort de Tu Duc en 1883, l'Annam doit faire face à plusieurs années d'instabilité liées à la volonté des régents puis de nombreux mandarins d'entrer en résistance face aux avancées des Français. Cela aboutira au guet-apens de Hué de 4 juillet 1885, événement au cours duquel les régents décident d'attaquer les forces françaises stationnées à Hué. Cette tentative dérisoire et désespérée échoue, conduisant à la prise de la citadelle par les Français, et la fuite des habitants, y compris celle du roi Ham Nghi... L'Annam, par le traité du 25 août 1883 est devenu de fait protectorat de la France. Un Résident supérieur permanent est nommé à Hué. 10 ans plus tard, même si la stabilité politique est revenue, la ville de Hué n'a pas retrouvé son activité d'avant les événements de 1885...En 1896, date à laquelle le récit est vécu, il y a 22 français à Hué... La colonisation ne prendra réellement son envol qu'à partir de l'année suivante, date à laquelle le grand réformateur Paul Doumer arrivera en Indochine...

EXTRAITS

Bao Vinh, canal de Dong Ba

"Voici Ba-Vinh [Bao Vinh], le port de Hué; quelques jonques ventrues semblent vous regarder curieusement de leurs yeux ronds peints sur la proue. Bientôt, abandonnant la rivière qui décrit une grande boucle, nous pénétrons dans le canal de Dong-Bà ; sur les berges que relient deux passerelles, l'une en bois, très vermoulue, la seconde en fer inaugurée il y a un an, c'est un enchevêtrement de petites cases d'aspect misérable, de hangars, de maisons chinoises construites en brique, mais sordides. Les quais de Hué n'ont rien d'imposant. On aurait peine à se croire arrivé dans la capitale, si au-dessus de ces masures branlantes et de ces guenilles n'apparaissaient les remparts sombres de la citadelle et, de loin en loin, une porte massive surmontée d'un élégant mirador à triple toiture. Au sortir du canal, nous retrouvons la rivière, très large, pareille à un lac, et débarquons cinq minutes plus tard sur l'autre rive, à quelques pas de la résidence supérieure, dans la concession française."

Le canal Dong Ba 

"Le paysage est enchanteur. Au premier plan, les vastes bâtiments de la Résidence et, plantées ça et là, dans les jardins, les maisonnettes blanches affectées aux différents services. En arrière, un amphithéâtre de collines verdoyantes que domine la Montagne du Roi, faisant face à la citadelle et dont les arêtes frangées de pins ont été taillées en forme d'écran. Dans un lointain bleuâtre, la grande chaîne, un soulèvement de cimes déchiquetées, de pitons et d'aiguilles. Cela a je ne sais quoi d'artificiel et de grandiose tout ensemble : une combinaison de l'âpre nature alpestre et de la nature arrangée, agrémentée par les paysagistes nipponais."

La Légation (avant 1883) devenu Résidence Supérieure après le traité de protectorat 

"De ville proprement dite aucune trace. Je n'ai aperçu jusqu'ici que des huttes coiffées de chaume, des hameaux éparpillés dans les verdures. Étrange est l'impression première produite par cette capitale insaisissable, aux demeures si frêles, qu'un souffle de vent, semble-t-il, emporterait : un campement, croirait-on ; des tentes sous les bambous, près d'une citadelle noire."

La ville

"De ville, en définitive, il n'y a pas trace. La ville proprement dite, la cité royale, n'est autre que la citadelle construite à la fin du siècle dernier par des ingénieurs français sous la direction du colonel Olivier (ndlr : en réalité, aucun français n'a participé à la construction de la citadelle). Un immense quadrilatère - chacun des côtés n'a guère moins de trois kilomètres -avec escarpe, fossés, contrescarpe. L'intérieur est occupé par le palais et ses dépendances, y compris ce qu'on appelle le Jardin du roi - où le roi ne met jamais les pieds - parc admirable dans son abandon, avec ses vastes étangs couverts de nénufars, ses larges chaussées aux dalles disjointes, ses terrasses aux murs plaqués de faïences polychromes, où les pariétaires et les lianes s'accrochent aux griffes du Dragon impérial. Autour du palais, les habitations, plutôt modestes, de plusieurs mandarins, un certain nombre de paillotes, des cultures maraîchères, mais surtout des terrains vagues, des hectares de brousse et de roseaux où luisent çà et là de petites mares, asile inviolé des poules d'eau et des bécassines ; puis, à l'écart, d'anciennes tombes rongées par l'herbe, deux ou trois pagodes délaissées, des porches ouvrant sur le vide, derniers vestiges de sanctuaires disparus. Sur la demeure royale et les solitudes environnantes, sur la citadelle entière, lugubre et noire, règne un silence que la clarté partout épandue, les arômes dilués dans l'air tiède, rendent plus saisissant encore et comme anormal. C'est, sous la splendeur de ce ciel en fête, l'éternel sommeil des nécropoles, la paix des vieux cloîtres feutrés de mousse. Le personnel de la cour, quelques mandarins et leur domesticité, voilà en résumé le Hué officiel retiré dans la citadelle, où il a ses coudées franches. C'est à peine si deux ou trois mille individus ont élu domicile derrière ces remparts calcinés par le soleil, qui pourraient aisément renfermer une population de deux à trois cent mille âmes."

Le canal de Phu Cam 

"Hué se compose, en fait, non d'une agglomération citadine, mais de plusieurs faubourgs : Dong-Bâ, Già-Hoi, dans la presqu'île formée, à l'est, par la grande boucle du fleuve; Kim-Long, situé à l'ouest de la citadelle, à un quart de lieue en amont. Sur la rive droite, au pied des premières collines, à une bonne demi-heure de marche, Fû-Kam [Phu Cam] est couché dans les verdures le long d'un étroit arroyo : c'est le quartier habité par les gens aisés. Plusieurs mandarins y possèdent des habitations coquettes, que d'épaisses haies de thés soigneusement taillées ou de bambous épineux protègent contre les regards indiscrets. Par l'étroit portail surmonté d'un auvent aux arêtes incurvées-en toit de pagode, le passant aperçoit seulement un coin de jardinet aux allées sablées de grès rouge, des touffes d'hibiscus, quelques potiches chinoises sur les degrés donnant accès à la véranda abritée du soleil par des écrans peinturlurés. Au-dessus de la porte, sur une tablette, sont inscrits les noms et titres du propriétaire. Les montants sont ornés de caractères taillés en plein bois, maximes et devises tirées des classiques ou souhaits de bienvenue à l'adresse du visiteur, l'équivalent du Salve placé à l'entrée de la maison romaine."

Canal Dong Ba (illustration de l'auteur)

Catholiscisme 

"Ces deux derniers villages sont également habités en partie par des indigènes catholiques, quatre à cinq mille au bas mot. Ces chrétientés d'Annam comptent parmi les plus anciennes établies par nos missions d'Extrême-Orient. Le nombre de leurs adhérents, tant dans l'Annam-Toukin qu'en Cochinchine, s'élève à l'heure actuelle à six cent mille environ" [...]  Les missions de l'Annam sont placées sous l'autorité d'un évéque, Mgr Caspar, lequel réside à Kim-Long. L'habitation n'a rien d'un palais épiscopal : c'est un très humble presbytère près d'une chapelle rustique à toit de chaume ; mais l'intérieur attesté une existence heureuse, les joies du renoncement, de la tâche librement acceptée. Autour de la salle basse, sur les rayons de bois blanc, se pressent les consolateurs, les fidèles compagnons d'exil, les livres, seuls amis qui ne trahissent jamais. Sur la maisonnette et sur l'oratoire, les rosiers grimpants ont jeté leurs draperies embaumées. Il semble qu'en pareil lieu, la méditation doit être facile et particulièrement douce, la prière monter allègrement, au chant des oiseaux dans les fleurs."

Les Sœurs de Saint Paul

"A Kim-Long, des soeurs appartenant à l'ordre de Saint-Paul de Chartres ont installé un établissement à plusieurs fins : asile, école, orphelinat, léproserie. Il y a de tout dans leurs enclos, vaste comme un parc, aux avenues nettes, bordées de haies vives. Sous un hangar, des marmots épellent tant bien que mal la leçon écrite en gros caractères au tableau noir, quelque maxime annamite avec la traduction française. Plus loin,dans une grande paillote, une cinquantaine de couchettes où reposent, emmaillotés dans des couvertures, de petits êtres vagissant, pleurant et souffrant, cramponnés quand même à la vie. Les uns ont quelques mois, d'autres seulement quelques heures, ces derniers grelottants, misérables; j'en ai vu que l'on tentait de calmer en les enveloppant de coton; plusieurs, -les désespérés ceux-là, - suspendus dans leurs corbeilles au-dessus d'un récipient rempli de cendres chaudes. Ils ont été recueillis un peu partout, dans les cases sordides, sur le corps des mères mourantes ou mortes, au bord du chemin parfois ou sur les marches d'une pagode. Et chaque jour on en apporte : c'est un défilé de pauvres diables trimbalant leurs nouveau-nés. Souvent la place manque, les couvertures font défaut. On improvise alors d'étranges literies, dans des caisses, sur des nattes. Alors on retire des coffres la réserve suprême, des langes bigarrés, des courtepointes extraordinaires, faites de pièces et de morceaux, chiffons de laine et de soie, assemblés à la diable, cousus à grands points par des fillettes ravies de se piquer les doigts pour l'oeuvre de là Sainte-Enfance et jouant de l'aiguille, sous l'oeil satisfait des mamans, au fond de quelque manoir de France, là-bas, très loin. [..]  Et combien sont-elles à prendre soin de ce petit monde? Combien pour l'école, pour la crèche, pour la vaste salle dissimulée au fond des jardins, derrière les verdures, asile de souffrance où des mains de femmes pansent de hideuses lèpres? Huit; pas davantage : deux Françaises, assistées de six soeurs converses annamites. Les plus valides de leurs pensionnaires les aident du mieux qu'ils peuvent ; les enfants vont puiser de l'eau, frottent, nettoient : des vieillards s'occupent au potager, à la basse-cour, à la cuisine. Assistance mutuelle, au sens le plus étroit du terme; association de pauvres soulageant bien des misères. Non pas toutes, il s'en faut. Rarement, dans les milieux j'ai constaté autant d'infirmités, de plaies et d'ulcères. "

"La populace de Hué, il est vrai, témoigne pour les lois les plus élémentaires de l'hygiène d'une parfaite insouciance. Impossible de pousser plus loin la malpropreté et l'incurie. Même aux pays noirs, on n'atteint pas à cette perfection dans l'ordure. La plupart des intérieurs sont des cloaques. Cependant l'Annamite sait être, à l'occasion, adroit et industrieux; il a sous la main de quoi bâtir un gîte convenable; la nature lui fournit ce précieux bambou, dont Japonais et Malais tirent un si merveilleux parti. Mais, faute de soin, il n'obtient, avec des matériaux identiques, qu'une masure prête à se disloquer au premier coup de vent. Il est difficile d'évaluer de façon tant soit peu précise cette population dispersée dans plusieurs villages. Toutefois, je ne pense pas exagérer en disant que Hué doit compter tout près de 40,000 âmes. Il convient en effet d'ajouter au chiffre d'habitants établis sur la terre ferme les centaines de familles qui ont élu domicile dans les jonques et dans les sampans, population flottante s'il en fut jamais."

Activités économiques

"Aucune industrie. Les émaux sur cuivre, les porcelaines connues sous le nom de porcelaines de Hué et dont on peut se procurer encore, avec tant soit peu de chance et une patience de fureteur, quelques curieux spécimens, étaient en fait de fabrication chinoise. Les empereurs, notamment Gia-Long et Min-Mang, avaient fait venir de Canton un certain nombre d'ouvriers céramistes qui se bornèrent à fabriquer suivant les procédés chinois des pièces de formes et de décorations particulières répondant au goût annamite ou aux fantaisies de la cour. Ces maîtres fort habiles n'ont point laissé d'élèves : les potiers de Hué ne façonnent aujourd'hui que des ustensiles de ménage, en terre grossière"

Le marché de Dong Ba

"L'agriculture n'est guère plus prospère : la rizière familiale, juste de quoi vivre; rien de plus. Quant au commerce, réduit d'ailleurs à son expression la plus simple, il est - à une seule exception près - aux mains des Chinois et de deux ou trois Malabars. Sans doute, les différents marchés sont on ne peut plus animés, le va-et-vient de la foule pourrait, de prime abord, faire croire à un véritable mouvement d'affaires ; mais on s'aperçoit vite que les neuf dixièmes des échoppes sont des guinguettes, les étalages occupés par des tasses de thé de la dimension d'un dé à coudre, par des pâtées de riz et de poisson salé, des gelées verdâtres aux algues de mer, et qu'il se débite dans ces assemblées moins de' marchandises que de paroles."

Une caravane en provenance du laos 

"Hué est cependant, depuis quelques jours, plus affairé que de coutume. Une caravane venue du Laos, à dos d'éléphants et de bœufs porteurs, est campée sur la rive gauche du fleuve, en face delà résidence supérieure. Il y a là une centaine d'individus des deux sexes représentant presque tous les types des races échelonnées dans le bassin du Mékong : Laotiens, Muongs, Xhiengs, Shans, etc., etc. Ces gens amènent avec eux cinq à six cents têtes de bétail, buffles et boeufs, qu'ils comptent échanger contre des marchandises européennes. Jusqu'ici les Laotiens avaient dirigé leurs convois sur Bangkok. La distance était considérable et les hasards du voyage singulièrement compliqués par les exigences des différents chefs établis sur le parcours. Pillés maintes fois, rançonnés toujours, ils employaient environ six mois pour franchir, aller et retour, le trajet compris entre la haute vallée du Mékong et le golfe de Siam. Dans ces conditions, plusieurs de nos chefs de poste du Laos s'étaient depuis longtemps préoccupés de détourner au profit du protectorat tout ou partie de ce trafic. Il s'agissait de démontrer aux indigènes qu'ils avaient intérêt à se diriger de préférence vers la côte d'Annam; la distance était plus courte des deux tiers, les chemins beaucoup plus sûrs. Cette propagande a porté ses fruits; cette année les Laotiens, tournant le dos au Siam, ont marché sur Ai-Lao, Dongoï, et sont parvenus sans encombre à Hué, après un voyage de vingt-cinq à trente jours. L'arrivée d'une caravane de ce genre dans la capitale de l'Annain offrait tout l'attrait d'une première. Aussi s'était-on mis en frais pour la recevoir. La cour avait fait édifier en toute hâte de grandes paillotes pour les gens, des hangars et des enclos pour le bétail. La foire laotienne a obtenu un vif succès. Mandarins et simples mortels, c'est à qui viendra chaque jour passer quelques heures à cette sorte d'exposition, regarder les nouveaux venus installés dans leur campement et vaquant à leur petit ménage, aussi tranquilles que s'ils se trouvaient encore dans leurs montagnes, les éléphants parqués au nombre de vingt ou trente, les harnachements empilés, énormes bats où des familles de six à huit personnes peuvent tenir à l'aise. Nombreux enfin sont les visiteurs venus là, moins en curieux que pour conclure une affaire. En trois jours les Laotiens se sont défaits de tout leur bétail contre argent comptant. Cet accueil cordial, la facilité des transactions, lé prix immédiatement soldé en bonnes piastres sonnantes et trébuchantes, c'était là, semblait-il, plus qu'il n'en fallait pour les décider à renouveler l'expérience et à prendre désormais la route de Hué. Tel n'est point le cas, malheureusement. Il est à craindre que la caravane ne reparaisse pas l'an prochain. Ce n'est pas le tout de vendre. L'essentiel pour ces gens, est de pouvoir remporter chez eux les objets d'utilité première qui font défaut dans leur pays. Or, ils se plaignent très haut, parait-il, de n'avoir trouvé à acheter ici aucun des articles, pas une des cotonnades en particulier, dont ils avaient coutume de s'approvisionner couramment à Bangkok. De sorte qu'ils vont repartir, sinon les mains vides, du moins chargés de piastres, de peu de valeur à leurs yeux, puisque cet argent n'a pu leur servir à acheter quoi que ce soit. La tentative pourtant est intéressante, ne fût-ce que par les données qu'elle fournit sur le trafic actuel du Laos. A en juger par ce que j'ai eu sous les yeux, cela se réduit encore à peu de chose. Cette caravane, dont la préparation représente une année d'efforts et de patientes démarches, n'amène en définitive que quelques bêtes à cornes : on peut en trouver autant sur le moindre champ de foire de France. Pas un objet de fabrication indigène; aucun produit du sol. [...].  N'ayant point trouvé sur le misérable marché de la capitale un choix de tissus et d'autres articles à leur convenance, les Laotiens n'ont cependant pas voulu s'éloigner sans procéder à quelques emplettes. Ils ont acheté des femmes. Plusieurs jeunesses de Hué ont consenti, moyennant un prix honnête, à convoler en justes noces avec ces enfants des montagnes. Mais ce n'est point évidemment sur des transactions de cette nature qu'il convient de compter pour déterminer un courant d'affaires appréciable et suivi entre le littoral et le bassin du Grand-Fleuve. […]"

L'un des accès à la citadelle

"La caravane laotienne a quitté Hué. Hier, dès l'aube, éléphants et boeufs porteurs, tout harnachés, étaient massés devant le campement. Un peu après huit heures, la troupe s'est mise en marche lentement dans la direction de Dongoï, escortée longtemps par une foule de curieux. Le départ a donné lieu à des scènes plaisantes. Les pères, mères, frères et soeurs des filles ou femmes qui ont consenti, contre argent comptant, à se fiancer à des Laotiens étaient accourus pour l'adieu, accompagnés de leurs amis et connaissances. La séparation, du reste, n'a rien de pénible, bien que celles qui s'en vont aient peu de chances de revoir jamais leurs familles. On bavarde sans émotion apparente, comme s'il s'agissait seulement d'une courte absence. C'est à peine si, de-ci de-là, quelque vieille essuie à la hâte une larme qui roule sur sa joue parcheminée. Les voyageuses, elles, font bonne contenance. C'est affaire conclue : le prix demandé par ces dames leur a été compté en belles piastres. En route maintenant pour l'inconnu, vers de nouvelles destinées. Au dernier moment, un incident se produit. Une des donzelles manque à l'appel. Son futur seigneur et maître la demande vainement à tous les échos. La fine mouche, spéculant sur la passion manifestée un peu inconsidérément par le naïf montagnard, lui avait tenu la dragée haute, exigeant pour elle cinquante piastres, autant pour ses parents, plus je ne sais quelle autre somme destinée, disait-elle, à un sien frère aîné, lequel était dans la gêne; enfin, elle avait exigé, en manière de trousseau, un assez joli lot de crépons et de foulards. Le soupirant avait accordé tout, sans compter. Sur ce, l'a demoiselle s'était retirée satisfaite, promettant de revenir une heure après, dès qu'elle aurait pris congé de sa famille. Elle n'avait point reparu depuis la veille. Désolation du bonhomme, qui, dans sa mauvaise fortune, déplorait surtout les avances consenties en pure perte. Intervention du mandarin; la police annamite ne tarde pas à mettre la main sur la mariée récalcitrante. On l'amène. Elle a, ma foi, fort bonne tournure dans sa tunique feuille-morte. Elle est coiffée de l'immense chapeau tonkinois, en formé de plateau, à bords rabattus, sous lequel sa figure apparaît pas plus grosse qu'une pomme. Nullement troublée, d'ailleurs; narquoise plutôt, un imperceptible sourire sur les lèvres que n'a point encore salies le bétel. Mais l'inattendu, le comique, ce fut l'attitude du mari. Subitement désenchanté, il regrettait amèrement son emplette : renonçant à s'encombrer de cette compagne inquiétante et subtile, il cherchait à repasser le marché à un autre. Il avait déboursé pour cette femme plus de cent piastres : il la céderait pour cinquante. Qui en voulait? L'assistance écoutait, très égayée; mais l'infortuné en fut pour ses frais d'éloquence. Aucun amateur ne se présenta. La jeune personne, évidemment, avait sa réputation faite à Hué, et nul ne se souciait de l'acquérir, fût-ce à bon compte. Elle-même semblait s'amuser fort de ces tentatives de revente au rabais ; sa mine de poupée se faisait plus souriante encore et plus moqueuse dans l'ombre du grand chapeau. Le mandarin coupa court au débat en invitant le Laotien à garder pour lui sa femme retrouvée : ce qui fut fait. Le couple prit place sur un boeuf porteur, qui s'éloigna d'un pas grave sur la route baignée de soleil où les grands lilas agités par le vent matinal répandaient des jonchées de fleurs, comme pour fêter cet byménée. Quelque chose me dit que ces gens-là ne feront jamais bon ménage."

Les colons

[...]" le nombre des Européens établis à Hué est singulièrement instructif. Défalcation faite de l'élément militaire, on en compte vingt-deux, ni plus ni moins. Le chiffre, on l'avouera, n'a rien d'imposant. Encore, cette population civile - si cela peut s'appeler une population - est-elle, pour la grande partie, composée de fonctionnaires du protectorat, employés de la résidence, chanceliers, commis, agents du Trésor, des postes et télégraphes. Quant aux commerçants, ils sont... un ! Il est juste d'ajouter que cette unité s'adonne à des occupations multiples, à la fois négociant et colon, au vrai sens du mot. Avec les bénéfices réalisés dans la vente des denrées alimentaires, des approvisionnements de toute nature à l'usage des différents mess et popotes, notre compatriote s'est improvisé planteur. Il a acheté des terres à une vingtaine de kilomètres de Hué, sur les premières pentes de la grande chaîne, et créé une exploitation caféière. Ses essais datent de cinq ans à peine : déjà il possède près de vingt-cinq mille plants en plein rapport. Ici, comme aux environs de Tourane, les résultats obtenus sont des plus encourageants. Mais, après avoir, constaté la réussite, on ne peut s'empêcher de regretter que cette initiative intelligente n'ait point trouvé d'imitateurs. Un seul colon sur le territoire de Hué, en vérité, c'est bien peu. Il n'est guère possible de se livrer à de longs développements au sujet de notre expansion coloniale en Annam, alors que, dans la capitale, après des années d'occupation, on trouve ce Français unique, personnifiant le commerce et l'agriculture."

Hôtel Bogeart, le premier hôtel de Hué, l'un des rares bâtiments existant à l'arrivée de Paul Doumer en 1897

Forces Militaires

"Les forces militaires cantonnées à Hué comprennent deux compagnies d'infanterie de marine et une demi-batterie d'artillerie. Le gros de cette troupe occupe le Mang-ka, ouvrage détaché situé à l'ouest de la citadelle. Sur la rive droite du fleuve, après de quatre kilomètres du Mang-ka, une compagnie, installée dans des casernements spacieux, est affectée à la garde de la résidence supérieure. [...]. Il ne reste actuellement à Hué que quatre-vingt-dix hommes. Les casernements de la Concession sont vides; la résidence, absolument isolée, n'a plus même un factionnaire. Je ne puis m'empêcher de songer que les circonstances n'ont jamais été plus favorables pour un coup de main. Si, comme certains le prétendent, la cour et les mandarins étaient gens à tenter une réédition du guet-apens de juillet 1885, il est évident qu'ils ont la partie belle. La nuit parfois, chassé de mon lit.par la chaleur accablante, je fais quelques pas au dehors jusqu'à la rivière. La résidence, privée de sa garde accoutumée, se dresse, solitaire, toute blanche dans le clair de lune. Et je me dis qu'une poignée d'individus déterminés pourrait y pénétrer sans coup férir. Je vois d'ici la scène. : la demeure envahie, là domesticité indigène en fuite,.le résident et sa famille enlevés en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, embarqués sur un sampan qui les emporte Dieu sait où, à travers le dédale des lagunes et des arroyos. La chose se ferait vivement, à la muette. A supposer que quelque tumulte se produisît et qu'on eût le temps de crier à l'aide, l'appel serait vain. La petite garnison est à une lieue de là. Lorsque l'alerte serait donnée, les conjurés auraient depuis longtemps disparu avec leur prise. De plus, la troupe de secours aurait à contourner la citadelle, les faubourgs, les canaux encombrés de jonques : dans l'hypothèse d'un complot ourdi de longue date et qu'appuierait un véritable soulèvement populaire, l'opération serait délicate, la marche ne s'effectuerait pas sans combat. Je me laisse aller à ces songeries tout en faisant les cent pas sur la berge, dans la nuit pesante, aspirant avec délices le moindre souffle de brise égaré sur l'eau. Mais cela n'est qu'illusion et mauvais rêve. Tout est tranquille : on ne perçoit d'autres bruits que la plainte des chiens aboyant à la lune, les coups de pagaie d'un sampanier, des voix de pêcheurs occupés, dans leur lourde jonque qui descend à la dérive, à manœuvrer le grand filet à bascule, le cri des veilleurs postés dans le mirador, sur la partie du rempart faisant face au palais. Si les mandarins et la cour ont de méchants desseins, il faut croire que, pour eux, rien ne presse et qu'ils ne se hâtent point de saisir l'occasion ailée". Pour le moment, tout est paisible, tout repose dans la citadelle noire"

Les Congaïs

"Le hasard me faisait assister quelques jours plus tard, chez un Européen, aux négociations relatives à l'un de ces mariages de la main gauche à la faveur desquels la plupart des célibataires cherchent à oublier un moment la patrie lointaine et les petits ennuis de l'exil. Il s'agissait de l'achat ou, si le mot vous choque, de l'engagement d'une congaï."

"Ici, permettez-moi d'ouvrir une parenthèse. Quiconque a séjourné, fût-ce seulement quelques semaines, en Indo-Chine, n'a pu manquer d'être frappé de l'usage immodéré que les Européens établis depuis un certain temps dans le pays font des locutions indigènes substituées à tout propos, et sans nécessité apparente, au vocable français. C'est ainsi que vous entendrez à chaque instant revenir dans la conversation les mots congaï, nhaqué (prononcez niacoué), baia, canha (prononcez cania), gno, etc., etc., sans compter les termes anglais, tels que boy (domestique), auction (enchères), qui, dans le jargon colonial, sont, depuis longtemps, monnaie courante. Exemple : " Ce sont des nhaquès. Mon boy a vu la congaï devant la canha avec la baia et le gno. " Ce qui, - l'eussiez-vous deviné? signifie : " Ce sont des paysans. Mon domestique a vu la fille devant la case, avec la vieille maman et le petit garçon. " Et dire qu'il s'est trouvé des gens pour prétendre que les Français n'avaient pas le don des langues! Je n'ai jamais, pour ma part, goûté beaucoup ce mélange, et l'on m'excusera de n'en user que très rarement dans ces notes de voyage. Vous ne m'en voudrez donc pas, je l'espère, de continuer à dire : une jeune fille, une cabane, un bambin, etc. La couleur locale y perdra peut-être, mais ce sera tout profit pour la clarté du discours. "

"Il s'agit donc, pour en revenir à mon histoire, de l'engagement d'une... disons congaï, une fois n'est pas coutume. La jeune personne exerçait le métier de sampanière sur le canal de Dong-Bà. Vingt ans, gracile et svelte, des mains et des pieds d'enfant, une physionomie de chatte maigre, des yeux superbes. Au moment de prendre un parti grave, elle avait cru devoir en référer famille. L'affaire se discutait au domicile du soupirant; sous la véranda avaient pris place la jolie batelière, ses père et mère, un frère aîné, ainsi qu'un oncle, homme prudent et de très bon conseil. Et chacun de préciser ses conditions : tant pour la demoiselle, tant pour les parents. Ceux-ci désiraient une case neuve, le frère'un sampan et des ustensiles de pêche; l'oncle voulait un buffle. L'accord se fit en quelques minutes. Admirable, n'est-ce pas? cette intervention de la famille dans tous les actes de la vie! Seule, jusqu'ici, la famille Cardinal m'avait semblé de force à aborder certaines questions délicates d'une façon aussi magistrale et franche, avec cette sérénité que donne la conscience dû devoir accompli. Singulière contrée que celle où une jeunesse, sollicitée de mal tourner, réplique avec candeur : " Monsieur, je ne dis pas non. Mais parlez-en d'abord à ma mère. "

La pagode de Confucius, comme on l'appelait à l"époque (pagode Tien Mu), illustration de l'auteur

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