La Cimenterie de Haiphong

 

La cimenterie de Haiphong est l'une des plus belles réalisations industrielles de l'Indochine. Voici quelques éléments de détails sur cette saga indochinoise ! 

Merci à Alain Léger pour sa contribution à cette page.

 

Vue aérienne de la cimenterie, au début des années 50

 

Extrait de l'ouvrage de Robequain, paru en 1939: 

" L'une des plus anciennes et des plus puissantes usines de la colonie est la cimenterie d’Haïphong. fondée en 1899, par la Société des Ciments Portland artificiels de l'Indochine. 

 

Sa situation est conditionnée par le voisinage du charbon, du calcaire, de l'argile, et par les facilités des transports maritimes et fluviaux. Ces circonstances favorables lui ont valu, après des débuts modestes (capital initial de 2 millions de francs), un développement remarquablement régulier : aux fours verticaux de la première usine se sont ajoutés depuis 1926, puis substitués, des fours rotatifs, dont la capacité de production est de 300.000 tonnes par an. La Société a sa centrale thermique, ses ateliers pour la confection de barils en bois et de fûts en acier, ses ensacheuses automatiques pour sacs de jute ou de papier. Les produits sont excellents et appréciés dans tout l'Extrême-Orient : cependant le principal débouché, c'est l'Indochine même, où la construction de bâtiments « en dur », de ponts, de barrages, de quais, etc., réclame des quantités de plus en plus grandes de ciment. La production totale atteignit 183.000 tonnes en 1929, dont 22 % furent exportés sur l'étranger ; après un déclin marqué de 1933 à 1935, elle se relevait en 1937 à 235.000 tonnes (dont 53 % exportés). 

 

4.000 ouvriers en moyenne étaient employés par la cimenterie en 1937. 

 

Une autre entreprise, beaucoup plus modeste, est en liaison financière étroite avec la précédente : les établissements de Lang Tho, près de Huê, qui fabriquent non seulement du ciment, mais des objets en terre cuite, brute ou émaillée, et de la chaux hydraulique."

 

 

la cimenterie, années 30

 

Extrait "Du règne du bambou à l’ère du ciment" par Jean LANDRÉ (Indochine-Sud-Est asiatique, septembre 1952)

"Sur une colline pelée, au sommet de laquelle on accède par une route en lacet, s'élève un bloc de ciment. Il fait masse. L’œil a peine à le mesurer. Son aspect a quelque chose d'hostile. Autour, la vie semble s’être évaporée. On dirait une pierre dans un désert. Plus loin, à cinq ou six cents mètres, également ramassée sur l'épaule d'une autre colline, une seconde masse de ciment. Puis une autre, et encore une, là-bas, sur la ligne de l'horizon, comme un point sur un « i ». En face de nous, se déroule ainsi la ceinture de béton qui protège le Delta tonkinois. Chacun des blocs qui coiffe les collines est un blockhaus. Il en existe des centaines. En moins d'un an, ils ont poussé comme des champignons dévorant des tonnes et des tonnes de ciment. Pendant qu'on dressait des places fortes tout au long de la périphérie du Delta, les entrepreneurs de construction se croisaient les bras devant leurs villas inachevées, à Hanoi ou à Haïphong. C'est que la source du ciment ne produisait que pour cette ligne fortifiée sans laquelle, il faut bien le dire, les mêmes entrepreneurs, aujourd'hui, auraient peut-être un fusil sur l'épaule. Sous sa protection de ciment, le « bâtiment » a repris son activité. Ici et là on construit. Le temps des paillotes est révolu. Les Tonkinois aisés font appel aux architectes diplômés. L’ère du ciment succède à l’ère du bambou. A Haiphong, la source travaille à plein rendement. Le directeur de la Société des Cimente Portland Artificiels de l'Indochine peut noter sur ses livres de compte que, dans le premier semestre de l'année 1952, son usine a produit 109.537 tonnes de ciment. Jamais, depuis sa fondation en juillet 1899, la Cimenterie de Haiphong n'avait encore éprouvé aussi lucidement sa raison d'être. Les efforts qui ont été accomplis depuis le temps où elle ne produisait que 30.000 tonnes par an sont récompensés. Les capitaux investis, deux millions de francs en 1901, près de quatre cent trente millions en 1950, ne sont pas restés improductifs. S'il fallait aujourd'hui reconstruire la Cimenterie de Haiphong, il faudrait investir dans l'affaire près de sept milliards de francs. Ces chiffres donnent une idée du chemin parcouru depuis 1899. Qu'on imagine, à cette époque, une modeste usine, actionnée par une machine à vapeur de 500 chevaux. Elle ne comptait en tout et pour tout que quatre fours verticaux produisant chacun 25 tonnes de ciment par jour."

" Bien que sa qualité fût très honorable, on lui préférait les ciments de marque plus connue qu'on payait un peu plus cher, parce qu'ils portaient une étiquette tricolore. Il fallut l'intervention, en 1909, du gouverneur général Klobukowski pour assainir la situation en assimilant les produits de la jeune société à ceux de la marque réputée « Pavin de Lafarge ». Les ventes aussitôt montèrent en flèche : de 20.000 tonnes en 1905, elles passèrent à 41.000 tonnes en 1910 ; 69.000 en 1915 ; 116.000 en 1920 ; 175.000 en 1930. La crise mondiale vient tout à coup freiner l'ascension de l’usine. Mais, dès 1937, la reprise redonne un élan à la production. En 1938, elle est de 260.000 tonnes, et de 282.000 tonnes en 1940. La guerre, qui fait prospérer les affaires de l'acier, n'est pas favorable au ciment. Le deuxième conflit mondial ouvre la page noire de la Cimenterie d’Indochine. Dès 1941, année d'indécision et d'angoisse, la production s'affaisse légèrement : 263.000 tonnes. Il en est ainsi jusqu'au fameux bombardement américain de [fin] 1943 qui arrête totalement l'activité de l'entreprise. L'usine est touchée très sérieusement. La direction ne songe point à reprendre le travail, d'autant moins que ce sont les Japonais qui en pâtissent. Ils étaient les seuls pour ainsi dire à utiliser le ciment qui coulait de ses réservoirs. Il faut attendre le 1er décembre 1945 pour voir la vie rentrer dans les murs défraîchis par manque d'entretien et les machines dont l'immobilité, pendant vingt-quatre mois, avait rouillé les rouages. Il faut également ajouter que l'occupation japonaise, puis vietminh, puis chinoise, avaient aggravé encore I'œuvre du temps destructeur. A la louange du personnel technique français, il faut dire qu'il était demeuré à son poste et que, dans l'attente de nouveaux directeurs, il put commencer a recruter, non sans mal, les ouvriers vietnamiens qui consentaient à reprendre l'ouvrage. Par le premier avion qui assurait, en janvier 1946, la liaison Hanoi - Haiphong, le directeur général des Usines arrivait en compagnie de M. Sainteny. Sa présence, aux premières heures de la reprise, ne permit pas au Vietminh, qui convoitaient [sic] la cimenterie, de s'y installer et, peut-être, d'en faire une place forte. Les ateliers remis en état, les machines révisées, les approvisionnements en matière première presque terminés, le travail reprit malgré la présence encombrante des troupes chinoises à proximité."

"Pas pour longtemps, hélas ! La direction devait encore connaître de dures épreuves. Elles éclatent le 6 mars 1946, un jour où débarquèrent les troupes françaises à Haiphong : c'était pour les soldats chinois le signal du pillage. Bureaux et laboratoires furent mis à sac. Cependant, dès le départ du dernier Chinois, une compagnie française reçut la mission d'occuper l'usine. La centrale thermique de la cimenterie fournissait alors l’électricité à la ville. Il fallait coûte que coûte qu'elle fût protégée. Cet état de choses dura deux mois au bout desquels la production reprit timidement. Toutefois, le calvaire n'était pas terminé. Le 20 novembre 1946, nouveaux troubles, nouvel arrêt. Il faut défendre contre l'insurrection vietminh les machines de fabrication. On les stoppe de nouveau. Mais l'orage s'éloigne une fois encore. A la fin de l'année, la production est définitivement en route. Quatre fours sur cinq sont en ordre de marche, mais en 1947 la Cimenterie ne produit que 42.604 tonnes ; l'année suivante, 98.416, puis 154.365 tonnes. En 1951, l'année de la « ceinture de béton », 212.906 tonnes. Ce chiffre est loin d'atteindre les 282.000 tonnes de 1940 [254.000 en 1952 ; 280.000 en 1953]. A cela, il faut donner tout de suite une raison. Le nombre des cimenteries a augmenté en Extrême-Orient. Avant la Seconde Guerrre mondiale, la Cimenterie de Haiphong approvisionnait les Philippines, l'Indonésie. Aujourd'hui, il n'en est plus question : ces pays ont construit des usines et produisent le ciment dont elles ont besoin. D'autre part, la concurrence se fait à nouveau sentir. Les entreprises de ciment nippones travaillent à plein rendement. Le chiffre de leur production atteint déjà celui d'avant guerre. Quand Haiphong ne produit même pas 300.000 tonnes, le Japon en produit 5 à 6 millions, soit environ les deux tiers de la production française, qui est de 8 à 9 millions de tonnes. Ces chiffres n'ont cependant rien de pessimiste. A considérer le marché sous son jour le meilleur, la Cimenterie de Haiphong, à elle seule, ne suffirait pas à satisfaire les demandes indochinoises si la guerre et les difficultés de transport ne ralentissaient pas la reconstruction dans l'ensemble du pays. Pour maintenir son renom dans le Pacifique et la mer de Chine, la société reprendra, cette année, ses exportations vers Hong-Kong et Singapour. Mais ces premières livraisons ne seront encore que symboliques. Devant la concurrence, la Cimenterie de Haiphong a mis sur pied un programme de modernisation échelonné sur plusieurs années. Dans l'état où elle se trouve actuellement, l'usine est pourtant un modèle du genre. Elle fait vivre plus de 3.000 personnes, 1.000 en main-d'œuvre directe et 2.000 par le truchement des caïs (tâcherons). Les cadres sont composés d'Européens au nombre de 40 et de Vietnamiens au nombre de 60. La modernisation ne frappera pas les cadres ni la main-d'œuvre propre, mais les gens employés par les caïs. Telle est la conséquence du progrès, dont les effets ne datent d'ailleurs pas d'aujourd'hui. En effet, dès 1915, la Cimenterie possédait 15 fours verticaux, système Perpignan-Candlot, et 4 fours verticaux Candlot qui permettaient une production annuelle de 150.000 tonnes. A la fin de 1928, un premier four rotatif fit son apparition. Le second entra en service trois ans plus tard et deux autres en 1933. Aujourd'hui, l'usine de Haiphong possède deux grands fours de 86 mètres de long et de près de trois mètres de diamètre. Leur capacité est de 200 tonnes chacun par jour. Les trois autres mesurent 105 mètres de long. Ils peuvent produire 300 tonnes par jour. Le transport de la matière première des concasseurs aux bassins de « barbotage » se fait mécaniquement par canalisations. Il en est de même du transport du charbon en poudre, des broyeuses aux fours. Ceci, avec les années, tendra à se mécaniser davantage encore. Avant la guerre, le ciment était vendu en barils de bois fabriqués sur place ou en barils métalliques. Cet emballage offrait l’inconvénient de prendre beaucoup de place sur les camions et dans la cale des navires. Il a été complètement abandonné et remplacé par des sacs de papier fabriqués en France au moyen de pâtes importées de Scandinavie ou des États-Unis. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, ces sacs sont très coûteux. Ils reviennent à 7 ou 8 piastres pièce. On a bien tenté d'en fabriquer [avec de] la pâte extraite des arbres du Nord-Vietnam, mais elle ne permit pas d'obtenir un papier suffisamment résistant. Seules les essences résineuses à croissance lente sont susceptibles, en effet, de fournir les pâtes appropriées. On a fait aussi des expériences avec les bois de la région de Bordeaux. Les résultats n'ont pas été meilleurs qu'avec les bois du Nord-Vietnam. La mise en sac se fait automatiquement. Pour ce travail pénible, qui se fait dans un nuage de poussière asphyxiante, on emploie spécialement des Chinois, qui ont une énorme capacité de résistance et qui se protègent la bouche et le nez par des masques. L'été, la tâche est si pénible que ces hommes sont remplacés toutes les dix minutes. Une série de dispositions techniques permettent [sic] de donner au ciment de Haiphong des propriétés particulièrement appréciées des usagers. A l'intérieur de l'usine fonctionne un laboratoire, qui permet de surveiller constamment toutes les phases de la fabrication, depuis le mélange argile et calcaire broyé jusqu'au moment où la boue de ciment va être coulée dans les fours rotatifs. Aux contrôles du laboratoire s'ajoute celui du Service des Mines de l'Indochine, qui est particulièrement sévère. Les bétons fabriqués avec le « Portland » possèdent une très bonne résistance, aussi bien à la traction qu'à la compression. Pratiquement tous les bâtiments publics d'Indochine ont été construits avec du ciment de Haiphong. Mais l'avenir ? La guerre actuelle a faussé le marché. Il faut, certes, construire les bétons, mais la reconstruction du pays ne pourra réellement démarrer qu'une fois la paix revenue. Dans cette œuvre pacifique, la Cimenterie assumera un rôle capital."

         

Fabrication du ciment...

"L'argile qui contient du silicate d'alumine est coupée au couteau, amenée à l'usine en barque ; de là, elle est transportée en wagonnets vers les machines où elle sera transformée en boue crémeuse et où on la débarrassera de ses impuretés. Les calcaires sont portés par monte-charge mécanique au sommet des broyeuses. A l'intérieur de celles-ci, se trouve une grande quantité de boulets métalliques qui, animés par le mouvement circulaire de l'engin, finissent par réduire les calcaires en poudre. Le mélange argile-poudre de calcaire est versé dans les fours rotatifs où la boue deviendra « poussière-ciment ». Ces fours, au nombre de 5, sont longs de 80 à 100 mètres ; leur température oscille entre 400 et 800 degrés centigrades.

Le ciment est terminé. On le coule dans des sacs en papier (50 kilos par sac). Ce travail est très dur, bien qu'il soit fait pratiquement par la machine. Les ouvriers s'y succèdent un à un, toutes les dix minutes. Ils doivent porter un masque. En général, ce sont des Chinois qui effectuent ce travail."

 

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