Les aventures d'un planteur à Sumatra au début du siécle

Délire des Tropiques - Laszlo Szekely - Edition Olizane

 

   

A la fin du XIXeme siècle, Laszlo Szekely quitta à 20 ans Budapest sur un coup de tête pour les Indes néerlandaise. Arrivé quelques semaines plus tard à Médan, petite ville de 10.000 habitants dont 400 européens, il est immédiatement engagé comme superviseur sur une des plantations de tabac récemment crées dans le secteur. 

Carte de Sumatra - Zone de la plantation

Lazlo fut le témoin et l’acteur du formidable développement des plantations privées à Sumatra (tabac à partir du 1865, caoutchouc à partir de 1880), à l’initiative des sociétés hollandaises, anglaises et américaines. A la fin des années 20, la zone de plantation, l’une des plus importantes du monde, totalisera plus d’un million d’hectares, arrachés à la forêt primitive. En 1926, Sumatra sera le 1er producteur mondial de caoutchouc naturel (70.000 tonnes sur 400.000, soit 18%). A titre de comparaison, l’Indochine ne produit que 7400 tonnes à cette époque.

Dans cet ouvrage, Laszlo exprime la surprise du nouveau venu ; Il raconte sans se censurer ce qu’il a vu, fait et ressenti et son témoignage est à ce titre captivant. S’il compatit à l’occasion au sort de coolies, il n’exprime pas directement de sentiments anticolonialistes.

Ce livre a eu un retentissement certain avant la 2eme guerre mondiale. Publié à l’origine en Hongrois, il est rapidement traduit en néerlandais, en allemand, puis en italien et en anglais.

Aux Pays Bas, mais plus encore bien sur parmi les 125.000 Hollandais de la colonie, ce livre fit sensation et suscita des réactions très vives.

Après guerre, le monde anglo-saxon continua à témoigner un intérêt certain pour cet ouvrage qui, à sa façon, fait parti des « classiques » sur le fait colonial.

Étonnement, il ne fut jamais traduit en français. Est-ce du à la réticence des éditeurs dont l’image des colonies oscillait entre « Ya bon, Banania » et « Sur la Route Mandarine » ? La 1ere version française n’apparaîtra finalement qu’en 2001.

Commentaires tirés de la préface du livre (Georges Cousin)

Extraits

Les blancs

La 1ere chose que j’ai apprise à Sumatra c’est qu’il n’y a que deux espèces d’hommes dans le monde : les blancs et les autres. L’homme blanc est le maître, maître et souverain dans le plus strict sens du terme. Sa manière de parler l’annonce déjà : il ne demande pas il ordonne. « Boy ! Bière ! » et le serviteur javanais court immédiatement et sans bruit la chercher, tel un sombre spectre. [..] Patiemment le Boy attend, et si vous l’appelez il accourt, le dos courbé. Cela lui plait ainsi. C’est sont travail. Il ne se plaint pas, même par l’expression de son visage. Il sert parce que c’est son destin. Et pourtant ce n’est pas un esclave. Son humble attitude, ses mouvements courtois, ne sont pas serviles, ne dénotent pas la soumission dégradante, contrainte de la servitude, de l’intouchable des indes. Non, c’est l’adate, l’hormat, la coutume, une forme de politesse qu’il a héritée de ses ancêtres. Il est courtois et il observe les usages et les coutumes de ses ancêtres, comme un courtisan observe l’étiquette.

Si un homme blanc entre dans un magasin, par exemple le magasin d’un millionnaire, le millionnaire se courbera très bas devant lui, qui pourra bien être un marin en fuite, un tricheur professionnel, un escroc, mais n’en est pas moins un homme blanc, un tuan.

Si vous voulez utiliser un pousse dans lequel se trouve qu’est assise une femme de couleur attendant que son mari ressorte d’une boutique ou il vient d’entrer, elle va descendre immédiatement et vous offrir de l’utiliser à sa place.

L‘arrivée des hollandais

Mais le monde fut changé quand le 1er homme blanc aborda, presque par hasard, sur cette cote. C’était un hollandais du nom de Nienhuijs qui venait de Singapour et cherchait des terres propres  à l’établissement de plantations.

Il n’y avait pas d’administrateurs, pas d’européens, pas d’armée ni de police coloniales dans cette région. Les indigènes n’avaient encore jamais vu d’hommes blanc. Et le hollandais arriva, seul et sans armes, muni seulement d’un costume blanc et d’une inébranlable détermination. Au petit sultan malais il apporta un présent. Il parla avec lui longtemps et éloquemment. Il parla de richesse, de palais majestueux, de tas d’or, d’une armée équipée. Le petit sultan l’écouta, parcourant du regard sa maison de feuille de palmier avec un sentiment de honte.

Et le Hollandais fonda la première plantation de tabac, sur le terrain que le sultan lui avait donné. Mais les sujets du sultan ne voulurent pas travailler. Les malais de la forêt n’avaient jamais travaillé de leur vie. Ils ne savaient pas comment on travaille, et ils n’avaient pas envie d’apprendre.

Le hollandais fit venir des coolies chinois de Singapour et de penang. Il fit venir aussi d’Europe des superviseurs. Et alors, d’une tension gigantesque, commença le combat inextricable entre la volonté de l’homme et la résistance désespérée de la forêt vierge. [....]

La 1ere année la récolte de tabac ne fut pas abondante. Mais à la bourse du tabac d’Amsterdam les experts furent intéressés. Ils n’avaient jamais vu de tabac comme celui là. Les feuilles étaient plus fines que le papier à cigarettes et plus douces que la soie. Pour eux, c’était la meilleures enveloppes au monde et ils s’arrachèrent la poignée de balles. […]

 Là ou avait régné la forêt se développaient les plantations que desservaient des routes étroites mais praticables. L’administrations coloniale envoya des fonctionnaires, des juges, des policiers : la colonisation était lancée. Mais le planteur , ce pionner, cet intrépide aventurier, demeura le maître. A Deli, la colonie de la cote Est de Sumatra, le planteur était au sommet de l’échelle sociale, il était l’aristocrate, celui qui donnait le ton Tous les autres n’étaient que scribouillards et boutiquiers, et ces planteurs les regardaient de haut.

Et voilà ce que j’étais devenu moi aussi, à présent : un planteur de Deli.

 

Les 1eres journée dans la plantation

Pour l’heure j’accompagnais Dwars, afin de me mettre au courant du travail, et d’apprendre la langue et la manière de faire avec les coolies. Ses collègues estimaient que Dwars n’était pas le meilleur instructeur, qu’il prenait trop de gants, qu’il était trop humain. Mais moi, novice sans expérience, je trouvais qu’il distribuait beaucoup de gifles.

Quand nous partions pour la plantation, dans la nuit, nous n’emportions qu’un gros bâton recourbé, aucune autre arme. Mettre un revolver dans sa poche aurait été déshonorant, une méprisable marque de lâcheté. Un planteur de Deli n’a pas peur et ne veut pas non plus le laisser supposer.

Un Européen a 5 ou  600 coolies sous lui, cinq à six cents travailleurs sous contrat, qui les lie pour la vie. Ils ne peuvent jamais quitter ce travail, car c’est interdit par le contrat qu’ils ont signé quelque part à Java ou en Chine, ignorants et dupés. Ce sont des condamnés aux travaux forcés à perpétuité ou, si l’on veut, des esclaves. Le coolie trime du matin jusqu’au soir, courbé dans la boue de marécages puants, pendant que des sangsues avides sucent son sang et que des moustiques porteurs de la malaria empoissonnent son corps. Mais il ne peut pas s’en aller, il est lié par le contrat. Les tjentengs, les gardiens et policiers de la firme, qui ont force de géants et la cruauté des fauves, traquent le fugitif. Quand ils le prennent, ils le passent à tabac d’une manière horrible et l’enferment, car il est lié par son engagement.

La vie de l’européen n’est guère agréable non plus. Les sangsues sucent aussi son sang, les moustiques l’infectent. Mais lui, on ne le frappe pas. Et il peut s’en aller s’il veut. Il travaille aussi dur que les coolies, ses muscles fatigués tirent comme les leurs, et son organisme est épuisé de la même façon. 

 Le respect

 Nous étions au royaume de la discipline.

Une kareta sewa (une voiture à cheval) venait à notre rencontre en cahotant sur le chemin inégal. Sur l’un des brancards était assis un Malais hirsute. Environ 10 pas avant de nous croiser il sauta du brancard et se mit à trotter à coté de la voiture. Quand il nous eut dépassé de 10 pas, il s’assit de nouveau sur le brancard. Signe de respect : un indigène n’a pas le droit de rester assis sur sa voiture quand il croise ou il dépasse un tuan.

Un autre Malais, dès qu’il nous vit d’une certaine distance, sauta de sa bicyclette. Dix pas derrière nous il montât dessus et poursuivit son chemin.

 Les sanctions

Un regard à la fenêtre me fit apercevoir sur la route une étrange procession, en marche vers le bureau. Quatre batak portaient quelque chose qu’ils avaient suspendu à une perche. Un cochon sauvage peut être, ou une panthère.

Je me levai et allai à la fenêtre. Les Batak approchant, je pus voir que c’était un homme qui était suspendu à la perche. Ses mains et ses pieds étaient liés ensemble et la perche était passée dans les arceaux ainsi formés. Quant les sauvages Batak furent arrivés devant le bureau, ils se mirent à balancer la perche avec sa charge pour la dégager de leurs épaules.

Le coolie javanais tomba lourdement sur le dos et resta immobile sur le sol, comme un porc entravé.

-  Tabeh, Tuan Besar, dit l’un des Batak, en tendant sa main sale,  nous avons attrapé un coolie échappé. S’il vous plait, nos deux florins et demi.

 Les femmes

Dwars se leva et s’avança jusqu’à la balustrade du balcon. La lumière rougeâtre de la lampe portait un peu au delà et révéla, accroupi, un vieux malais de Java, qui pouvait avoir 35 à 40 ans, et derrière lui, accroupie aussi, une femme très jeune. Presque encore une enfant. Elle gardait les yeux timidement baissée et se blottissait derrière le large dos de son époux.

-         Pardi, répondit Dwars à son salut. J’ai quelque chose à te dire.

-         Tuan, je suis votre serviteur du haut de ma tête à la plante de mes pieds.

-         Pardi, le tuan besar et le tuan ketjil t’ont donné cette femme.

-         C’est vrai, vint la réponse, à peine audible.

-         Les pensées de l’homme peuvent changer, Pardi.

-         C’est vrai, Tuan.

-         Ton tuan veut ta femme.

 

Pardi resta silencieux. La pluie tombait plus fort.

 

-         Tuan, dit-il enfin. Je suis votre serviteur du haut de ma tête à la plante de mes pieds.

-         Mais ne sois pas triste à cause de cela, Pardi. Dès que nous aurons un nouvel arrivage de femmes coolies, tu pourras t’en choisir une. Tiens, voilà 10 florins pour toi, et maintenant rentre chez toi. Le femme va rester ici, elle sera la nyay du tuan.

 

Pendant tout ce temps là, la femme n’avait pas ouvert la bouche. Mais on ne lui avait rien demandé non plus.

 

Sommaire