Christiane de Saigon

Louis Roubaud - Roman de 1932

Louis Roubaud était, comme Andrée Viollis, grand reporter au Petit Parisien. Son livre conte les mésaventures de Christiane, une belle Marseillaise qui, encore mineure, a dû confier son destin à un souteneur, Vocognano, pour échapper aux viols réguliers d’un beau-père. Le couple ouvre une maison de rendez-vous à Saigon avec trois autres pensionnaires. Clientèle huppée. Mais voici que ces dames s’éprennent de jeunes bourgeois et que les habitués trouvent de plus en plus souvent porte close. Les affaires vont mal. Vocognano veut obtenir des autorités la fermeture de la fumerie d’opium mais celles-ci décident d’expulser carrément ces dames. Vocognano se laissera-t-il abandonner par Christiane?

Ce roman restitue bien l'ambiance de la colonie et de Saigon en particulier.. Les extraits portent essentiellement sur ces marques du passé.

Louis ROUBAUD,

Christiane de Saigon, récit,

Paris, Éd. Bernard Grasset, 1932, 226 p.

 

 

Extraits 

 

"[Christiane] habitait avec Lily, Germaine et Michelle une villa au centre d'un jardin fleuri. C'était au bout du monde en suivant le boulevard Bonnard et la longue rue du Colonel-Grimaud, sur l'avenue de Dixmude où les compartiments européens en brique neuve n'avaient pas encore tout à fait expulsé les cases annamites en terre et bambou.

 

Le soir, lorsque les cigales commençaient leur vacarme dans les arbres, des lettres de feu s'allumaient en demi-cercle au-dessus du portail: CHRISTIANE.

 

Un boy correct vous guidait par les allées, autour des bosquets où brillaient quelques lanternes chinoises et vous introduisait dans le classique intérieur colonial. Une sorte de vérandah-vestibule, fermée le jour par des volets mais largement ouverte la nuit sur les étoiles, précédait le salon d'été aux meubles de rotin; la salle à manger bourgeoise prolongeait le salon.

J'ai eu souvent ma place à la table ronde sous la suspension rustique, chêne et toile de Jouy. Nam, le boy nous servait de bons potages et des plats qui réveillaient nos appétits engourdis. L'air moite, vainement battu par les ventilateurs, ne séchait pas nos fronts. Et nous savourions vite, au dessert, les mangues, les letchis, les mangoustans pendant qu'ils conservaient la fraîcheur du lit de glace sur lequel on les avait présentés."

 

[...]

 

La fumerie

 

"La fumerie était installée au fond du jardin dans un pavillon en planches tendu d'andrinople rouge avec quelques ornements: des caractères chinois découpés dans du papier doré, des lanternes de soie, des dragons. Les fenêtres, larges ouvertes, étaient protégées par des moustiquaires. Sur le bat-flanc encombré de coussins européens et de cai gôi [oreiller] annamites, les nattes de toile cirée étaient tendues de chaque coté du brûle-parfum. Haï apportait le plateau avec les pipes, les aiguilles, la cai den, le ringard, la curette... et les précieuses boîtes rondes de «Saïgon première catégorie»

Comme c'est gentil d'être venus?! Voulez-vous boire du Pippermint bien glacé??"

 

[...]

 

Un appartement de la rue Mac-Mahon où un jeune bourgeois européen, client puis amant de Christiane, abrite ses amours et son opium:

 

"Lucien n'y habitait vraiment qu'une seule pièce obscure où vacillait une seule étoile. La caiden en argent ciselé ne livrait que peu à peu les détails du décor: les paravents de Coromandel, appliqués au mur, les statuettes d'ivoire — vieux Pékin authentique —, les coupes si fines de l'époque des empereurs Song, trouvées dans les fouilles de Than Hoa, les beaux coffres de laque rouge, les

fauteuils en bois de teck incrustés d'or... Des stores épais gardaient les fenêtres contre le soleil stupide mais laissaient filtrer un peu d'air brassé par trois ventilateurs silencieux, loin de l'immense lit chinois en ébène massif qui devait rester à l'abri du moindre souffle. Ce lit occupait la moitié de la pièce, comme une sorte d'estrade; il était lui-même meublé du classique Bouddha de laque, du brûle-parfum en boule de cuivre, ornée de dragons et il était surtout encombré de coussins carrés en porcelaine ou en toile cirée dure, imperméables à la sueur.

Dans le faible rayon de la lampe, on apercevait d’abord, exposés sur un râtelier, vingt bambous précieux par leurs sculptures ou leurs ornements et vénérables par leur vieillesse, vingt pipes chargées de dross centenaire et d'aimable philosophie confucéenne.

Sur le plateau d'argent, les minuscules bibelots étranges et jolis avaient chacun leur utilité. Les dragonnets de jade supportaient les longues aiguilles à boulettes, les coupes de porcelaine contenaient l'eau et l'éponge pour rafraîchir le fourneau brûlant, les boîtes d'écaille recevaient le dross; les poissons chimériques en nacre multicolore, suspendus au verre de la lampe, préservaient de la lumière directe l'oeil délicat du fumeur...

Presque perdue parmi les accessoires, très humble en son vêtement de laiton, le couvercle percé avec la pointe d'un canif de deux trous grossiers par où suintaient quelques gouttes d'un lourd sirop noir, voici la boîte, la petite boîte...

 

 

[..]

 

Chez un planteur d’An-Ap amateur de cognac-soda où s’est réfugiée l’une des prostituées de la maison de passe:

 

"Lily, en trois semaines, avait donné à la demeure directoriale un visage élégant. Elle avait tout transformé avec des bricoles, des chiffons et des fleurs. Il lui avait suffi de fouiller dans les sacs de voyage pour y découvrir quelques cadeaux bon marché destinés aux parents d'Europe lors du prochain congé: sampots cambodgiens, pièces de soie annamite brodées de dragons en fil d'or, dentelles de Ha Dong, coupes en cloisonné, boîtes de laque, bouddhas de porcelaine, lanternes d'étoffe... Elle avait tout sorti, tout arrangé avec son goût de gosse parisienne."

…………

 

"Passée la clairière où s'étendaient les bâtiments administratifs, les maisons des caïs avec leurs potagers et les horribles baraques Adrian, dortoirs des coolies célibataires, on entrait dans la forêt disciplinée des grands arbres droits et dociles aux troncs interminables qui pleuraient chacun sa gomme précieuse dans un bol de terre cuite."

…………

 

"En suivant la piste sur les terres libres, on atteignait un joli pagodon isolé, au toit festonné, gardé par deux lions héraldiques en faïence bleue. Cô-Lily remettait au prêtre quelques sapèques ou même une pièce d'argent en échange des bâtonnets qu'elle voulait voir allumer devant elle. Et l'on franchissait parfois la haute haie de bambou derrière laquelle se dissimulait An Ap, "Le Village en Paix"

 

[...]

 

Un notaire de Saigon

 

Me Bayle, dont l'étude et la maison citadine formaient une sorte de palais au centre d'un jardin somptueux du boulevard Norodom, venait de s'installer à la campagne, pour deux ou trois semaines, dans l'une de ses villas.

 

[...]

 

L'île de Cu Lao Pho située entre deux bras de rivière, à trente kilomètres dans la direction de Bien Hoa, est traversée par deux ponts à double usage ferroviaire et routier. Sauf aux époques de pèlerinage qui ramènent quelques fidèles à la pagode, elle n'est habitée que par des pêcheurs nomades dont les jonques stationnent près des rives. De rares nhaqués y viennent cultiver avec leurs buffles, les biens communaux du village voisin.

 

Parmi toutes les retraites de Me Bayle, celle de Daï-Giac — c'était le nom de la pagode [aux tuiles vertes] qu'il avait donné à sa propriété — était la mieux isolée du contact européen. Dans chacune d'elles, le vieil original aimait à fuir quelques semaines, les réceptions fastueuses de son hôtel Norodom, pour se plonger dans la vie paysanne. Célibataire à Saïgon, Me Bayle était marié dans chacune de ses maisons de campagne où l'attendait une congaï dirigeant un modeste personnel. Il pouvait se décider au hasard, arriver à l'improviste, il était sûr de trouver son bep pour la table, sa femme pour le lit, son Almanach Vermot pour le chevet.  On lui pardonnait volontiers son «indigénophilie» pour sa fortune qu'il devait précisément à la clientèle indigène et à sa science du dialecte annamite. Dans l'île, il avait fait clôturer sa propriété par une haute haie de bambous; sa villa était un compromis entre le yamen chinois et le mazet provençal. Il savourait également à ses repas les plats à l'ail de sa contrée natale et le nuoc mam de son pays d'adoption. Il employait ses loisirs à écrire des mémoires humoristiques et satiriques bourrées de calembours, destinés à être publiés après sa mort et dont il infligeait des chapitres à ses parasites. 

 

 

Vocognano conduisait prudemment et Christiane avait trouvé longue cette promenade d'affaires. Ils avaient à peine échangé quelques phrases pendant le trajet...

Après avoir contourné le champ de courses et le quartier d'artillerie, la route traverse les jardins et les vergers de la banlieue et l'on y croise encore de nombreuses voitures jusqu'au restaurant de la Cascade. Pendant les jours de la semaine, le chemin est à peu près désert. A peine quelques congaïes, en file indienne sur le remblai, portant sur deux paniers en plateau de balance à chaque extrémité d'un bambou, les poteries blanches fabriquées avec le kaolin de Thu' Du'c. De temps à autre, un buffle bossu aux cornes larges, barre le passage; un minuscule nho de cinq ans surgit de la rizière à l'appel du klaxon pour faire garer l'énorme bête.

Après Cho Don, lorsqu'on est entré dans l'île, il semble que l'on soit en pleine brousse. La pagode et la maison du notaire sont cachées par de hauts arbres au feuillage épais. L'hôte avait eu la précaution d'envoyer un boy guetter sur le pont. Le boy sauta sur le marchepied, guida la voiture par les pistes boueuses à travers un labyrinthe de haies, de sentiers... Me Bayle apparut dans sa tenue de campagne, c'est-à-dire à peu près nu, vêtu seulement jusqu'à la ceinture d'un cai quan de soie noire, d'où débordait un ventre bouddhique. L'ermite de Dai Giac avait le visage de son ventre: une tête de vieux bébé chauve.

 

Christiane le reconnut pour l'avoir vu assez souvent chez elle, après minuit, payant le champagne à banque ouverte à tous les visiteurs."

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