Les Mines du Tonkin

 

 

Dès 1865 les Chinois ont exploité les sites de charbon de la baie d'Halong. Presque tous Les officiers des nombreux navires de guerre ayant fait relâche en baie d'Halong signalaient l'existence de charbons  à Hongay et l'importance exceptionnelle de cette région pour le ravitaillement des navires et la sûreté du mouillage.

Deux missions d'ingénieurs des mines français en 1881 et 1885 étudièrent le bassin houiller et réunirent les premiers documents sur les richesses minières du Tonkin. Après de longues négociations avec le gouvernement annamite et le représentant du gouvernement français à Hanoi, la Société Française des Charbonnages du Tonkin (SFCT) se constitua et acquis la concession de Hongay le 27 avril 1888

Plaque émaillée des mines de Dong Trieu, au Tonkin

En 1894 la découverte des couches puissantes affleurant à Hatou fut l'occasion des premières exploitation à découvert qui devaient prendre par la suite une très grande extension grâces aux facilités techniques qu'elles présentaient dans ces mines et au peu de main-d'œuvre spécialisées qu'elles nécessitaient

2000 tonnes  en 1890, 501.000 tonnes en 1913, 1,7 millions de tonnes en 1929, 2,3 millions en 1937 et 2,6 millions en 1939.

Première activité minière de l'Indochine, la houille était après le riz le principal produit d'exportation. L'exploitation de charbonnage apparaît comme la manifestation la plus importante de la présence française dans l'activité économique en Indochine. Deux sociétés anonymes produisaient la quasi totalité de la houille: les Charbonnages du Tonkin et les Charbonnages de Dong Trieu. Ces sociétés avaient chacune pour évacuer le charbon leurs installations portuaires, leur chemin de fer, leur centrale électrique, mais elles utilisaient une technique rudimentaire (l'extraction s'effectuait presque entièrement à la main). 

Excepté la période 1929-1932 marquée par la fermeture partielle des marchés extrême-orientaux, la production de houille s'accroissait fortement. Une très grande quantité était destinée à l'exportation. En 1939, 68% étaient exportés, principalement vers le Japon et la Chine. Suivant les périodes, La France acheta 10 à 20% de la production. Parmi les cinq pays de l'union indochinoise, il n'y avait que le Tonkin qui produisait de forte quantité de charbon. Il était même le seul si l'on écarte le petit bassin de Nong Son près de Tourane qui n'avait donné que 1.100 tonnes en 1927. 

Bloc d'anthracite du Tonkin présenté à l'exposition coloniale de Nogent en 1907  

85.000 personnes travaillaient dans les mines de charbon en 1939, soit 31% de l'emploi industriel et des plantations (d'après J-P Aumiphin).

Si les Charbonnages du Tonkin constituaient l'activité économique la plus rentable en 1924, les activités liées aux plantations d'hévéas, au caoutchouc, au financement (Banque de l'Indochine) et à la filature (Cotonnière du Tonkin) l'ont dépassé en profit en 1939.  

D'un point de vue social, "l'enfer de Hongay" du début du siècle s'améliora au fil des années, grâce à  la mise en place de lois sociales et le recrutement des ouvriers directement par les sociétés sans passer par les intermédiaires locaux. 

Vous trouverez ci dessous quelques textes illustrant ce sujet.

Autre source : La présence financière et économique francaise en Indochine (1859-1939), Jean Pierre Aumiphin. 

Merci à Alain Léger pour sa contribution à cette page.

Textes présentés en pdf

 

Mines de Hongay à ciel ouvert

 

 

 

CHAPITRE XX L'INDOCHINE.. DE LA CONQUÊTE A LA COLONISATION (1885-1914) [seconde partie] par Daniel HÉMERY (in Jean Ganiage, L’Expansion coloniale de la France sous la IIIe République 1870- 1914, Paris, Payot, 1968)

 

 

" Le développement du marché charbonnier asiatique fait naître l'industrie charbonnière, la plus importante de toutes les industries minières. Vers 1900, il se vend plus de 3 millions de tonnes de charbon entre Changhaï et Singapour. La cherté du fret au départ de l'Australie et de l'Europe, la nature sulfureuse des charbons gras japonais, avantagent les gisements tonkinois, dont les charbons maigres conviennent particulièrement aux chaudières des steamers et des locomotives. La production indochinoise atteint 430.000 tonnes en 1912, dont la plus grande part provient des mines de Hongay, qu'exploite l'une des plus belles affaires françaises d'Extrême-Orient, la Société Française des Charbonnages du Tonkin, fondée en 1896..."

 

Philippe Devillers, Français et Annamites, Denoël, 1998, 518 pages.

 

"C'est à cette époque aussi qu'entrèrent en exploitation les mines de houille du Tonkin. La concession donnée en avril 1888 à la Société française des Charbonnages du Tonkin entra en production, à Hongay, en janvier 1893, avec une production d'environ 200.000 tonnes par an. Elle recrutait ses mineurs surtout parmi les anciens pirates du Dong Trieu, mais elle fut vite financièrement aux abois. La société créée en 1889 par Jean Dupuis pour l'exploitation du gisement de l'île de Kebao, plus au Nord, inaugura à la même date son premier puits, mais celui-ci fut vite épuisé, et la société allait faire faillite. Ce charbon de qualité était cependant destiné à devenir la base du développement industriel du Tonkin. Le 1er février 1893, I'éclairage public à l'électricité commençait à Haiphong. Il débutera le 6 janvier 1895, à Hanoi. Avant 1891, il n'existait en Annam et au Tonkin pratiquement aucune entreprise industrielle en dehors des deux compagnies minières précitées."

 

Actionnariat des mines 

 

Le principal actionnaire des Charbonnages du Tonkin était le Crédit industriel et commercial (CIC), passé plus tard, et successivement, dans l’orbite de Suez (1971), des assurances GAN (1985) et enfin (1997) du Crédit mutuel.

 

Roland Dorgelès, Sur la route mandarine, Paris, Albin Michel, 1925

 

" La Cat-Bâ [île en baie d’Along peuplée de pêcheurs chinois], c'est la vieille Asie, Hongay la civilisation: vous choisirez. Elles sont, je crois, uniques au monde, ces mines de Hongay où l'on extrait le charbon à ciel ouvert. Campha, Hatu, Monplanet, grands pans d'amphithéâtres taillés à même les mamelons. Ce sont de gigantesques escaliers noirs qui escaladent le ciel et leurs parois sont si lisses, si droites, qu'on croirait que le charbon fut découpé en tranches, ainsi qu'un monstrueux gâteau. Rien n'est à l'échelle humaine. Tout est trop haut, trop vaste, et les indigènes qui piochent sur les pentes ne font qu'une poussière humaine, sur ces gradins de jais. La route mène d'une carrière à l'autre, longeant la mer, coupant des villages, franchissant des cols, traversant des forêts.

 

 

Collection Albert Kahn

 

 

 — A qui sont toutes ces terres, bonhomme..? — C'est au marquis de Carabas... Mais nous ne racontons pas ici le Chat botté. Le marquis de Carabas de ce domaine ce sont les Charbonnages du Tonkin. La Société possède tout..: les champs, les bois, les maisons, les routes, et jusqu'aux entrailles de la terre. Ce chemin de fer, c'est à elle..; ce port, ces jetées, ces passes balisées, c'est à elle..; cette église au clocher pointu, ce grand marché couvert, c'est à elle. Sur vingt mille hectares, tout lui appartient, jusqu’à la moindre brindille. Un village gêne un tracé, tant pis..: on le rase. Et quand on le reconstruit plus loin, on fait payer à l'indigène une partie de la case neuve, si bien que, lié désormais à la terre, il ne la quittera plus. 

 

   Collection Albert Kahn

 

 

Car c’est cela le moins facile, trouver des coolies, des milliers de coolies, et les retenir à Hongay, les empêcher de s'enfuir. On a tout essayé..: rien n'y fait. Dès que le Tonkinois a quelques piastres dans sa bourse, il quitte l'ouvrage et retourne à sa rizière. À l'époque du Têt, aux approches de la moisson, tous veulent revoir leur village, et c'est alors par milliers qu'ils s'échappent. Tous les surveillants massés n'y peuvent rien..: en quelques jours, tous les découverts sont déserts. Que faire..? On cherche d’autres stratagèmes. On multiplie les ruses. Ainsi, on ne leur paye leur salaire que la deuxième quinzaine du mois suivant, si bien que, courant toujours après leur dû, ils sont obligés de rester. Cependant, pour qu'ils ne meurent pas de faim et par pure philanthropie, on leur verse, s’ils ont bien travaillé, une piastre tous les dix jours..: c’est ce qu'on appelle ici “ faire une avance ''. C’est également pour les retenir qu’on leur a donné ce grand marché couvert, ce cinéma. Que ne leur a-t-on construit un hôpital !... Un administrateur de la Société a trouvé mieux..: la religion. Des missionnaires installés à la mine retiendront au moins les catholiques, a-t-il pensé. On en a donc fait venir un, un Père annamite, des Missions espagnoles. On lui a construit cette petite petite église et la paroisse, à peine née, groupe déjà sept cents coolies. Où la chèvre a son pieu, elle broute..; où le converti a son église, il prie et, sans qu'il s'en doute, c'est pour le marquis de Carabas que le père jaune dit sa messe. Lorsque l'inondation, parfois, emporte les digues du fleuve Rouge, dévastant les rizières, et que la famine s'abat sur le Delta, les nhaqués affluent aux charbonnages par villages entiers, venant chercher la pâture qu'ils ne trouvent plus chez eux, et l'on compte alors jusqu'à vingt mille coolies entre Campha et Nagotna. Ce sont, pour la mine, les bonnes années. Quand je visitai Hongay, les carrières noires grouillaient d’ouvriers. Êtres vêtus de loques. Piocheurs aux bras maigres. Des femmes aussi, dont la bouche rougie de bétel semble saigner. Derrière les wagonnets, des « nhos » de dix ans s'arc-boutent, petits corps secs, visages épuisés sous le masque de charbon. — Quinze sous par jour, me dit seulement mon guide. La poussière dans quoi ils trottent a mis à leurs pieds nus comme une dure semelle de houille et leurs guenilles aussi sont toutes noires. Voilà ce que sont devenus Fleur de Thé et Nguyen le bouvier... Pas de lotus, de pagodons, de haies fleuries..: le travail moderne n’aime pas la fantaisie. Plus de bambous devant les cases..: des pieux. Plus d'aréquiers minces et droits..: des cheminées. Ce bruit de torrent, ce sont les cribleuses, et ce n'est pas l’encens qui fume, ce sont briquettes brûlantes..: houille maigre, brai et charbon gras, ô exotisme..! Transportez sur les bords des mers de Chine une bourgade française du XlIle siècle et creusez-y une mine..; vous avez Hongay. Lorsque l'auto, en trompettant, s'engage dans une rue, de vieux serfs s'inclinent, cassés en deux, se soutenant à leur bambou. Les ba-gia (vieilles femmes) se réfugient dans leurs taudis. Mais le marchand chinois, au contraire, sort sur le seuil de sa boutique et nous sourit de toutes ses dents blanches..; Il est avec nous, celui là, avec les maîtres. À chaque nouveau chantier qu'on ouvre, à chaque nouveau puits qu’on creuse, à peine les premiers coolies arrivés, le Chinois survient avec ses quatre planches, ses bols à riz et ses provisions. Un seul coup de pioche n'est pas encore donné qu'il est déjà là, tondu de frais et souriant. Il sera riche avant les autres, ce malin gras. Pour lui comme pour ses compères, I'lndo-Chine n'est toujours qu'une colonie chinoise gérée par les Français. Quel est le maître ici..?... Un mandarin..? Baste ! Rien ne l’attire chez ces coolies et la cour de Hué se moque bien d'eux. Un fonctionnaire français..? Vous voulez rire..: il y a juste un gendarme, bien qu'il se pare pompeusement du titre de commissaire. 

 

HongayBrossard.jpeg (337586 octets) Collection Brossard

 

Le seul maître, c'est la mine. Tout ce que mon regard embrasse, du haut du mamelon, lui appartient. Tout, jusqu'à la large baie où furent engloutis des millions pour essayer de construire un port impossible. C'est pour la mine que les marins s’agitent sur le pont des cargos, que les Tonkinois piochent sur les découverts, que les Man à chignon se glissent dans la forêt vierge, à la recherche de gisements nouveaux. Tout le long du wharf, des grues tendent infatigablement leurs bras de fer. Des trains se remplissent et se vident, toujours renouvelés. D'autres villages sortent de terre, avec des cases toutes semblables, qu'on construit en série. C’est pour la mine... Elle produit tout elle-même..: ses chalands, ses outils, ses chaudières, et jusqu'au riz des coolies. Elle est riche, très riche..: vingt-neuf millions de bénéfices nets l'an dernier, c'està- dire plus que son capital. Près de vingt millions de réserve avouée, des actions gratuites distribuées aux actionnaires, le titre de deux cent cinquante francs coté maintenant de sept à dix mille. Oui, formidablement riche..: les soixante-quatre mille actions qui représentaient à I’émission seize millions valent aujourd'hui plus d'un demi-milliard ! 

 

Hongay, en 1938         

 

 

Et savez-vous combien ce royaume du charbon apporte à l'lndo-Chine, à la France..? Rien... Je dis rien, car je ne vais pas compter les quelques francs de taxe superficiaire, les- quelques sous [93] de taxe minière. Il en est des Charbonnages comme de la plupart des riches entreprises de là-bas..: de puissants inconnus se partagent les bénéfices, sucent la moelle de ce pays, et la Colonie n'a rien, et la France n'a rien, elle qui a payé cette terre de tant de sang. Hongay donne du moins à l'lndo-Chine tout son charbon..? Pas méme. Presque tout est pour le Japon, qui paye bien. Et Saïgon réclame en vain, nos usines doivent passer des commandes à Cardiff, et les chemins de fer chauffent au bois, dévastant les forêts. Ni argent ni charbon..: Hongay ne nous rapporte rien, rien que la haine de milliers de coolies..... Là-bas, au sud, derrière la Cat-Bâ, qui arrondit son dos de buffle, derrière les collines bleues de Dong-Trieu, s'ouvre le Cua Nam, qui déverse dans le golfe son eau épaisse et rouge. C'est là que s engagèrent, il y a cinquante ans, nos premières canonnières, quand Francis Garnier se battait dans Hanoi. C'est là, dix ans plus tard, qu'on vit passer les marsouins et les marins d'Henri Rivière qu'on allait massacrer sur la route de Sontay. C'est par ce chenal bordé de palétuviers que des gamins hâves, soldats de Courbet et de Négrier prirent le chemin de Langson et de Tuyen Quang. Les conquérants... Je cherche vainement des yeux, parmi les îles émiettées de la baie d'Along, I'îlot du Cimetière où reposent, sous le sable, quelques marins sans nom. Les conquérants... Et plus tart, encore, combien de jeunes hommes enthousiastes, vêtus de toile et casqués de blanc, ont passé devant Haïphong, dont poussaient autour d’une caserne les premières maisons, croyant que la fortune les attendait dans les marécages mortels du Delta ou les bois de la Haute Région..! Les conquérants... Qu'ont-ils gagné. tous ceux-là..? Pierre Loti avait-il raison lorsqu'il doutait de la grandeur, de la durée de ces lointaines conquêtes et qu'il pIeurait ces milliers de soldats dont les vies précieuses n'auraient dû se risquer «..que pour les suprêmes défenses de notre cher sol français » ? Mais non, ce rêveur se trompait. Les chiffres sont là pour lui répondre..: un demi milliard d'actions... trente-deux millions de bénéfice brut... "

 

 

SOS Indochine Andrée Viollis écrit en 1931 (voir l'intégrale par ailleurs   

 

"Nous repartons, car nous devons déjeuner avec les membres de la direction des fameux Charbonnages du Tonkin . Je ne m'attendais à rien. Tout à coup, à un détour de la route, spectacle inattendu, presque terrifiant..: se dressant jusqu'au ciel pâle de chaleur, une gigantesque muraille de houille, une muraille pour cyclopes ou titans, luit sombrement sous le dévorant soleil. Ébloui, on n'y distingue d'abord rien. Puis on s'aperçoit que cette monstrueuse paroi est habitée. Minuscules, des points isolés bougent, qui sont des fourmis humaines..; ou bien elles avancent en files processionnaires sur les étincelants gradins de diamant noir..; là-bas, le long du mur si lisse, des rames de petits wagons rampent comme des serpents..; des bennes y grimpent à la manière des chenilles..; d'autres sont suspendues comme des araignées au bout de leur fil..; en bas, des trains attendent et, plus loin, au port, des bateaux. Poussière d'hommes dans la ténébreuse poussière de la houille. Une vie morne et triste grouille et peine du haut en bas de la géante falaise. Cette exploitation n'est pas la seule..; d'autres existent sur d'autres versants, au-dessus de la mer ou là-bas dans la forêt, dispersées sur un domaine de plus de 20.000 hectares. Et les carrières, les forêts, les chemins de fer, les routes, les villages, les maisons, tout cela est le fief des mines de Hongay, une des seules, je crois, où l'on extraie le charbon à ciel ouvert, les plus riches du monde entier, me dit-on. Elles ont compté jusqu'à 40.000 ouvriers..; elles en ont encore 23.000. Cette société a connu et connaît encore une prospérité inouïe. Ses dividendes, pendant la guerre, et dans les années qui ont suivi, se sont accrus dans des proportions et avec une rapidité extraordinaires, me confie un confrère d'Hanoï..: 2 millions 1/2 de bénéfices en 1913, 36.200.000 en 1925, époque à laquelle ils atteignirent leur maximum, plus de deux fois le capital initial..; quant à la plus-value des actions, elle est de 100 fois le capital versé. Je me souviens d'avoir jadis lu dans la Route mandarine de Roland Dorgelès un impressionnant réquisitoire contre ces mines de Hongay. Depuis lors, les conditions ne semblent guère avoir changé. Je me renseigne auprès d'un ingénieur de la compagnie sur les salaires ouvriers..: pour les hommes, de 3 fr. 50 à 4 fr. 50 par jour..; pour les femmes, de 2 fr. 20 à 2 fr. 80..; pour les enfants, — car il y a aussi des enfants et en trop grand nombre..! — de 1 fr. 50 à 1 f r. 80. Le même confrère m’assure que ces prix sont un maximum..; ou plutôt que, si la compagnie les paie, les ouvriers ne les touchent pas toujours..; car ils sont les esclaves de contremaîtres ou cais , qui ont été les recruter et auxquels ils appartiennent corps et âme. Ceux-ci, des brutes pour a plupart, servent d'intermédiaires entre les ingénieurs européens et les ouvriers qu'ils rançonnent et tyrannisent. Si bien que certains de ces derniers ne reçoivent que de 1 fr. 25 à 2 francs par jour, tandis qu'on a vu des enfants de 10 ans pousser des wagonnets pendant douze heures pour 0 fr. 75. Car si, en principe la journée est de dix heures, en fait, les contremaîtres s'engageant à livrer quotidiennement certaines quantités de charbon, les mineurs travaillent aussi longtemps que la tâche l'exige, souvent douze à quatorze heures par jour. Ajoutons qu'aucune législation sociale ne vient alléger l'écrasant fardeau..: point de repos hebdomadaire..; les journées d'absence et de maladie ne sont pas payées..; en cas d'accident, point de rente à espérer, mais uniquement des indemnités accordées parcimonieusement et seulement au cas où l'accident ne provient pas de l'imprudence ou de l'indiscipline de l'ouvrier..; les travailleurs ont droit à une ration journalière de 1 kilo de riz dont le prix est chaque mois retenu sur leur solde, solde qui est payée le 21 de chaque mois pour le mois écoulé, par exemple le 21 novembre pour le travail d'octobre. De façon à ce que ces malheureux ne soient pas tentés de s'enfuir. Point de logements indépendants..: dans les lieux d'exploitation, la société loue aux cais recruteurs des paillotes que ceux-ci s sous-louent avec bénéfice et où les coolies sont entassés au mépris de toutes les conditions d'hygiène et d'humanité. On me dit qu'il existe en Indochine une inspection du travail. Elle me semble bien impuissante. Que pourrait-elle faire d'ailleurs puisqu'elle ne peut s'appuyer sur des lois..? Je suis atterrée. C'est presque aussi triste que la famine de la province de Vinh.Le directeur, que je regarde avec effroi, nous fait visiter un hôpital tout neuf et fort bien organisé. Jusque-là les blessures et les maladies restaient sans traitement et les malheureux coolies mouraient dans les paillotes, au milieu de leurs compagnons de misère qu'ils contaminaient. Je cherche à savoir quel est, dans ces mines, le taux de la mortalité. Personne ne peut me renseigner. Je suppose que nul ne se soucie de ce détail. Par contre, un des ingénieurs, voulant, sans doute, prendre la défense de sa Compagnie, me déclare qu'excepté dans les grandes villes, les salaires des ouvriers ne dépassent presque jamais 2 francs à 2 fr. 50 par jour. Dans les fabriques de textiles, où la journée de travail commence à 7 heures du matin pour se terminer à 9 heures du soir, elle est payée 1 fr. 75 à 2 francs aux hommes, 1 fr. 25 à 1 fr. 50 aux femmes, 0 fr. 75 aux enfants de 8 à 10 ans. J'apprends également que dans les plantations, et particulièrement dans celles de caoutchouc généralement situées dans des régions terriblement malsaines, 15 ou 16 heures de travail valent de 1 fr. 20 à 2 fr. 20 par jour..! C'est d'ailleurs ce que nous dira le fameux directeur. dans le discours qui termine le somptueux déjeuner. Il n'aborde qu'avec prudence le traditionnel sujet de lamentation..: la crise..; mais, par contre, il se plaint avec amertume de certains journalistes et notamment de Roland Dorgelès et Luc Durtain qui les ont, dit-il, calomniés en qualifiant leurs mines de bagnes. Pour la première fois depuis que je suis sur ce sol d'Indochine, je retrouve l'orgueil de mon métier. C'est à eux que sont dues les quelques réformes qui furent arrachées à cette direction de négriers de l'industrie, — l'hôpital en particulier. D'autres membres de l'administration se lèvent pour alléguer que les conditions de travail accordées aux coolies sont très suffisantes dans une région où le paysan ne gagne pas plus de 1 fr. 50 par jour. Belle excuse..! Comme si la famine dont souffre une partie de la population justifiait l'esclavage de l'autre..! Je note avec plaisir que, malgré la bonne chère et le champagne, une certaine froideur accueille ces explications et règne sur la fin des agapes. La courte allocution du ministre marque de la réserve."

 

 

Charles Robequain, L’évolution économique de l’Indochine française, Paris, 1939 

 

 

"Les activités économiques nouvelles. Le bassin de Quang Yen a permis l'une des plus puissantes réalisations du capitalisme français en Indochine. Il y existe d'assez nombreux petits charbonnages, produisant quelques milliers ou quelques dizaines de milliers de tonnes, d'exploitation souvent intermittente. La plus grosse part de l'anthracite est extraite par deux grandes sociétés, la Société des Charbonnages du Dong Trieu, dont l'équipement n'a été vraiment effectué que depuis la guerre, et qui produisait, en 1937, 484.000 tonnes d'anthracite, et la Société des Charbonnages du Tonkin. Celle-ci, la plus ancienne, a eu des débuts pénibles, dus surtout aux difficultés d'écoulement. Elle ne commença à distribuer des dividendes qu'en 1900..; depuis, son succès s'est affirmé, jusqu'à lui permettre d'absorber récemment [1933] d'autres entreprises, celle des Anthracites du Tonkin et celle de Ké Bao, île où l'exploitation, interrompue par le krach financier de 1901, n'avait été réorganisée qu'à partir de 1924. "

 

 

Le port de Hongay         

 

 

"La production des Charbonnages du Tonkin atteignait en 1937 1.638.000 tonnes, soit 71..% de la production totale de l'Indochine. Pour l'ensemble des deux sociétés principales, Charbonnages du Tonkin et Dong Trieu, ce pourcentage était de 92..%. Ces entreprises ont commencé à pratiquer l'abattage mécanique au moyen de marteaux perforateurs et piqueurs, et même de haveuses..: haveuses percutantes à air comprimé, haveuses électriques à chaîne. Cependant, le tonnage abattu mécaniquement est encore très faible..: dans l'ensemble de la production houillère indochinoise, il ne représentait encore en 1937 que 6..%. Le soutènement des galeries est fait avec des bois provenant du Tonkin, de l'Annam et du Japon, mais les deux grandes sociétés emploient de plus en plus les cadres métalliques. Les dangers de grisou sont rares. Il faut craindre davantage les irruptions d'eau, surtout après les fortes chutes de pluie qui ont lieu de mai à septembre. La plupart des exploitations souterraines sont éclairées par des lampes à acétylène. Le nombre des accidents est relativement faible et peut se comparer avantageusement avec celui des charbonnages de beaucoup d'autres pays..: résultat assez remarquable si l'on considère l'instabilité de la main-d'oeuvre, d'autre part l'insouciance et le manque de conscience professionnelle dont elle fait souvent preuve. Les installations extérieures du bassin de Quang Yen sont souvent pourvues d'un outillage perfectionné. Des voies ferrées de 0 m. 60 ou de 1 mètre relient les gisements aux ports d'embarquement. Ceux-ci, pour les charbonnages de Dong Trieu, sont situés sur le song Da Bach, cours d'eau longeant le versant méridional de la chaîne de Mao Khê..: le principal est Port Redon, où aboutit une ligne longue de 20 kilomètres, remontant vers le nord jusqu'aux exploitations de cette chaîne centrale..; les bateaux calant 8 mètres peuvent arriver jusqu'à Port Redon, où ils sont chargés par l'intermédiaire de chalands. Quant aux charbons de la zone orientale, sauf ceux de Ké Bao qui disposent de Port Wallut, ils sont évacués par deux ports situés sur le golfe même, celui déjà ancien de Hon Gay, et celui de Campha, de création récente, et accessible aux navires de 9 mètres de tirant d'eau. Ces ports sont munis de quais et de grues..: le quai de Campha est même équipé de quatre portiques mus électriquement et pouvant charger au total, sur deux navires à la fois, 500 tonnes à l'heure. Les ateliers de criblage et de laverie ont été sans cesse agrandis et améliorés. Des fabriques d'aggIomérés — briquettes et boulets — permettent le mélange du produit local avec la houille grasse et le brai importés du Japon..: la principale est celle de Hon Gay. Une centrale thermique de 4.000 kilowatts est reliée par une ligne à haute tension à Hon Gay, Hatou, Campha, d'où l'électricité est distribuée dans les réseaux secondaires des Charbonnages du Tonkin. Les Charbonnages de Dong Trieu ont également leur centrale à Uong Bi, au Nord de Port Redon. Jusqu'ici, les exploitations de Quang Yen sont restées en somme superficielles. L'allure et la puissance des couches en profondeur ne [287] sont pas exactement connues..; mais «..un fait est hors de doute, c'est que la production annuelle présente pourrait être augmentée considérablement sans que les réserves cessent de pouvoir être considérées comme pratiquement inépuisables4 ». Les grandes entreprises sont déjà équipées pour une extraction bien supérieure aux possibilités actuelles de vente..: c'est l'élargissement des débouchés qui commande le développement futur des exploitations. "

 

Village indigène proche des mines   

 

 

"2) Les gisements secondaires. — Les deux autres charbonnages actuellement productifs, ceux de Phan Mê et Tuyen Quang, sont situés dans la Moyenne-Région du Tonkin, au nord du fleuve Rouge. Ils n'ont donné en 1937 que 43.400 tonnes, soit 2..% à peine des quantités de houille extraites en Indochine. Ce sont des gisements de faible puissance..; les conditions d'exploitation et de transport y sont beaucoup moins favorables que dans le bassin de Quang Yen. Leur principal intérêt est de fournir des sortes de combustibles qu'on ne trouve pas dans ce dernier. Le bassin de Phan Mé5 se trouve à 15 kilomètres au nord-ouest de Thai Nguyen, dans le prolongement occidental du bassin de Quang Yen, à l'endroit où se resserrent les ares de la «..virgation..» posttriasique. On y exploite depuis 1910, et avec des interruptions, un faisceau de couches grasses, d'âge rhétien encore, de pendage vertical et d'allure généralement lenticulaire6 . L’extraction se fait par puits, jusqu'à 100 mètres de profondeur environ. Le charbon est transporté, par une voie de 0 m. 60, puis par voie d'eau (song Cau et canal du song Cau au song Thuong) vers le delta. Parmi les nombreux petits gisements de lignite, sédiments d'origine lacustre déposés au miopliocène dans les dépressions synclinales de l'Indochine du Nord, parallèles à la direction du fleuve Rouge, seul celui de Tuyen Quang7 , attaqué en 1915, est encore exploité, jusqu'à une profondeur de 70 mètres environ..; le lignite est chargé sur des jonques qui descendent la Rivière Claire. [288] La houille, grasse ou mi-grasse, se retrouve sur la bordure méridionale du delta tonkinois, le long d'une bande qui s'allonge sur 125 kilomètres environ, de Ninh Binh à Van Yen. L'exploitation en a été tentée au nord de Phu Nho Quan, en particulier dans la région de Dam Dun, où un puits a été creusé jusqu'à 135 mètres de profondeur dans un faisceau de couches minces, très plissées et discontinues..: elle a dû être interrompue en 1931. En dehors du Tonkin, il existe un gisement d'anthracite analogue à celui de Quang Yen, à 40 kilomètres environ au sud-ouest de Tourane..: celui de Nong Son, exploité aussi au moment de l'occupation française. Il a produit 280.000 tonnes de charbon entre 1900 et 1920..; mais l'extraction a cessé au moment où l'épuisement des couches superficielles nécessitait la construction d'un puits. […] "

 

 

Exploitation à ciel ouvert

 

 

"Dans cette année 1937, les mines indochinoises employaient 271 Européens (directeurs, ingénieurs et autres agents techniques) et 49.200 ouvriers asiatiques (contre 370 Européens et 45.700 Asiatiques en 1930), dont 25.000 environ pour la seule Société des Charbonnages du Tonkin. […] On relève une tendance à la stabilisation de la main-d’oeuvre, en raison des efforts accomplis par quelques entreprises, et surtout la plus importante d'entre elles, la Société des Charbonnages du Tonkin. «..En 1931-32, les effectifs étaient très irréguliers, avec un maximum après les fêtes du premier de l'an annamite, un minimum très marqué au moment de la récolte du cinquième mois, un nouveau maximum au septième mois..: pour 100 ouvriers aux premiers mois annamites, les mines du bassin de Hon Gay en comptaient seulement 33 au cinquième mois, et 66 au maximum au septième mois  ...» Depuis, les variations sont devenues moins amples. […] Le sort des ouvriers mineurs s'est pourtant amélioré. On a parlé [299] naguère, peut-être avec quelque exagération, de «..l'enfer de Hon Gay..». […] A partir de 1931, les abords des exploitations ont été aménagés selon le programme établi par l'Institut Pasteur. Les gîtes larvaires sont pétrolés. De la quinine préventive est distribuée en outre aux équipes de nuit. L'examen des courbes de mortalité et de morbidité montre l'efficacité des mesures prises. Des villages avec maisons individuelles ont été construits depuis quelques années à proximité des principaux sièges d'exploitation, chacun ayant son infirmerie. Des hôpitaux et des écoles fonctionnent dans les différents centres, édifiés et entretenus par les exploitants eux-mêmes, ou avec leur participation financière..; des terrains de sport (football, tennis, athlétisme) ont été aménagés. La Société des Charbonnages du Tonkin a essayé, avec succès, de recruter elle même et de payer directement ses ouvriers, au lieu de passer par l'intermédiaire traditionnel des tâcherons annamites, des «..caï..». […]"

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L'exploitation à ciel ouvert

 

 

Houille (Notes et études documentaires, 13 juin 1950

 

"La pénurie de main-d'oeuvre spécialisée, les opérations militaires, les inondations causées par des typhons et le retard apporté à la livraison de matériel d'équipement ont freiné fortement la production de charbon durant l'année 1949. Celle-ci n'a pu atteindre en effet les chiffres qu'avaient laissé prévoir les progrès enregistrés dans les derniers mois de l'année 1948. Toutefois, la production totale nette de charbon en 1949 a été sensiblement supérieure à celle de l'année précédente..: 378.400 t. environ contre 355.020 t. en 1948, 250.000 t. en 1947 et 2.335.000 t. en 1938. Cette production nette se répartit comme suit..: Total 355.020 378.040 Sté des Charbonnages de DongTrieu — 3.100 Sté frse des charbonnages d'Along et de Dong-Dang 16.070 20.070 Sté frse des charbonnages du Tonkin 338.950 354.670 en tonnes 1948 1949 Les travaux de modernisation des mines de Hongay et de reconstruction de Dong-Trieu permettent espérer un relèvement plus substantiel de la production de houille en 1950. La production du mois de décembre de la Société Française des Charbonnages du Tonkin, avec 47.400 t., constitue le record de production mensuelle d'après-guerre (34.900 t. en mars 1949) et l’on peut prévoir pour cette société une production totale en 1950 de plus de 600.000 t. Quant aux mines de Dong Trieu et d'Along et de Dong-Dang, elles doivent pouvoir produire 80.000 et 30.000 t. respectivement, portant à 710.000 t. l'estimation de la production totale de houille pour l’Indochine en 1950."

 

Article sur les charbonnages du Tonkin paru vers 1952

 

 

 Article sur les Charbonnages du Tonkin 

 

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