Un barrage contre le Pacifique  

Article paru fin mars 2009.

 

A Prey Nup, un système de digues, de vannes et de canaux permet de réguler l'irrigation et de bloquer l'eau de mer. AFD-ÉRIC BEUGNOT

Prey Nup (Cambodge) Envoyé spécial
La mère de Marguerite Duras en avait rêvé. Dans le sud du Cambodge, les polders de Prey Nup sont désormais convertis en rizières

Immense plaine qui se termine par des marécages hérissés de mangroves, en bordure de la mer de Chine, le district de Prey Nup, sur la route de Sihanoukville, dans le sud du Cambodge, fut autrefois le lieu d'un rêve insensé. " Des centaines d'hectares de rizières seraient soustraites aux marées. Tous seraient riches ou presque. Les enfants ne mourraient plus. On aurait des médecins. On construirait une longue route qui longerait les barrages et desservirait les terres libérées ", écrivait Marguerite Duras dans Un barrage contre le Pacifique, racontant l'espoir de revanche de " la mère " sur l'administration coloniale corrompue qui lui avait vendu, à la fin des années 1920, une terre que brûlaient systématiquement les hautes marées avant la récolte.

La mère rêvait aussi de sortir les paysans de la misère et les avait ralliés à son projet. Mais quand l'océan est monté " à l'assaut de la plaine, les barrages n'avaient pas été assez puissants. Ils avaient été rongés par les crabes nains des rizières. Et une nuit, ils s'effondrèrent ".

Aujourd'hui, à Prey Nup, un système de digues, de vannes et de canaux permet de réguler l'irrigation au-delà de la saison des pluies, et bloque l'eau salée lors des fortes marées de la saison sèche. Il est géré par une communauté d'usagers qui financent son entretien. Ces 10 000 hectares de polders convertis en rizières produisent assez pour nourrir près de 8 000 familles et assurer à une grande partie d'entre eux, des revenus complémentaires.

Pour en arriver là, il aura fallu dix ans d'efforts conjoints entre des ONG françaises, les pouvoirs publics cambodgiens et l'Agence française de développement qui a financé ce projet de 11 millions d'euros. Dans un Cambodge en pleine effervescence économique, où les paysans - 80 % de la population - connaissent souvent l'insécurité foncière, les polders de Prey Nup sont devenus un modèle de développement durable.

En 1997, " c'était la catastrophe. On avait glissé des planches dans ce qui restait des petits barrages de la digue française. Les anciennes digues étaient éventrées, la mangrove avait pris le dessus ", se souvient Vincent David, ingénieur de l'ONG Handicap International. Il fallut alors comprendre le fonctionnement des mangroves et de ces sols très acides, où rien ne pousserait jamais si tant d'eau ne venait les laver à la saison des pluies : " En profondeur, on a 15 m de vases molles. Il était hors de question de faire des fondations en béton. On a dû stabiliser les gros ouvrages vannés avec des pieux en bois imputrescible ", dit-il.

Tout un passé de précarité est encore dans les mémoires : Roun Kho, une femme de 57 ans, se souvient des bonnes récoltes dans sa jeunesse. Sous les Khmers rouges, son hectare de terre fut collectivisé, et elle dut participer jusqu'à l'épuisement aux travaux des barrages, au point de perdre deux de ses cinq enfants. Yim Boy, 63 ans, fut lui, sous les Khmers rouges, emmené par trois fois pour être exécuté, dans un village voisin, où se trouve un charnier, mais eut la vie sauve grâce à sa connaissance des techniques agricoles et de l'irrigation. " Ensuite, toute la population dut se retirer dans les montagnes avec les Khmers rouges. Les gens s'échappèrent et revinrent sur les polders. De nouveaux venus aussi s'installèrent. Au début les digues des Khmers rouges fonctionnaient encore, on organisa l'entretien en commun par village. Puis, ça se dégrada. De moins en moins de monde voulut y participer, et à la fin, plus personne ! ", dit-il.

Pour les ONG, le défi fut de mettre en place une gestion pérenne des installations : " Le principe d'une communauté des usagers est qu'elle puisse financer l'entretien par une redevance ", explique Jean-Marie Brun, un spécialiste du développement rural au GRET (Groupe de recherche et d'échange technologique). " Or, les gens avaient une méfiance vis-à-vis de tout ce qui est collectif ", poursuit-il. Selon Veng Sakhon, le secrétaire d'Etat pour les ressources en eau, qui a suivi le projet du côté des pouvoirs publics cambodgiens, " les gens ne faisaient plus la différence, entre liberté et anarchie après les Khmers rouges. Tout était possible, on s'installait où on pouvait, mais personne ne voulait entendre le mot coopérative ". Un projet pilote de cadastre fut lancé afin de régulariser les titres de propriété. " Toute la philosophie de notre action, c'est de faire en sorte que le système soit viable sans nous, et qu'il puisse se répliquer ailleurs. Un organisme de microcrédit qu'on a financé est aujourd'hui une banque et ne dépend plus des bailleurs de fonds ", dit Hervé Conan, chargé de mission de l'AFD à Phnom Penh.

La première récolte, en 2000-2001, après le début des travaux ne fut pas bonne. " Il a fallu attendre l'année suivante pour que les gens comprennent que ça leur était bénéfique. C'était difficile au début de collecter la redevance, les gens disaient qu'il n'y pas d'impôt foncier au Cambodge. On a encore des difficultés sur 300 hectares, des cultivateurs ont défriché quand ils ont vu que la marée ne monterait plus, mais des propriétaires qui ont acheté veulent aujourd'hui récupérer les terres. Je dis aux gens qu'en payant la redevance, ils ont la preuve de l'usage des terres ", dit Yim Boy, qui a été élu par les représentants des villageois, à la présidence de la CUP (Communauté des usagers des polders).

La redevance coûte 11 dollars par hectare, alors que les rendements ont, estime l'AFD, été multipliés par 1,5. Près de 15 000 tonnes supplémentaires de riz sont ainsi produites à Prey Nup chaque année. Avec un taux de recouvrement de 70 %, la CUP a aujourd'hui ses propres bureaux et son personnel a reçu une formation spécifique. Elle finance ses opérations et l'entretien des digues, et s'est dotée d'un fonds d'urgence en cas de mauvaise récolte.

Voilà comment les barrages contre le Pacifique sont en train de devenir une réalité, pas loin d'un siècle après avoir été le " rêve fou " d'une institutrice éprise de justice et de revanche sociale.

Brice Pedroletti

© Le Monde

Quand Duras dénonçait l'exploitation

Prey Nup (Cambodge) Envoyé spécial

A une dizaine de mètres de la route qui longe la plaine de Prey Nup, une inscription tracée sur des blocs de pierre indique que Marguerite Duras a résidé ici de 1925 à 1933.

C'est tout ce qu'il reste des pilotis du bungalow qu'occupaient, pour des séjours relativement courts, Marie Donnadieu et ses enfants.

C'est en fouillant dans les documents du cadastre, au Centre des archives d'outre-mer à Aix-en-Provence, que Vincent David, le contrôleur des travaux, a retrouvé l'emplacement de la maison et des terres que la veuve Donnadieu avait prises en concession, aujourd'hui dans le polder 3.

On trouve encore, à Prey Nup, des paysans qui ont côtoyé la famille : Kong Phay se souvient de la femme blanche, du fils qu'il accompagnait à la chasse et qui parlait le dialecte local, de la fille qui ne parlait que le français. " On entendait parler français, on avait peur. Quand on me parlait, j'avais peur ", dit-il, chez l'imam d'ethnie cham, dont la maison occupe aujourd'hui l'ancien terrain des Donnadieu.

 

LES " CHIENS DU CADASTRE "

 

L'aventure malheureuse de la mère de Marguerite Duras, qui fournit la matière narrative d'Un barrage contre le Pacifique, publié en 1950, est aussi l'histoire d'une prise de conscience contre l'occupant colonial et justement son cadastre qui, corruption aidant, entraîne l'expropriation des paysans et la faillite des colons dupés.

Toute la frustration de la " mère " se reporte sur les " chiens du cadastre " : aux paysans, elle " racontait son histoire et leur parlait longuement de l'organisation du marché des concessions (...). Elle leur expliquait aussi comment les expropriations, dont beaucoup avaient été victimes au profit des poivriers chinois, étaient elles aussi explicables par l'ignominie des agents du Kam ", écrit la romancière.

Pour le cinéaste cambodgien Rithy Panh, qui s'est particulièrement attaché à cette prise de conscience dans le film qu'il a adapté du roman, en 2008, et a tourné à Prey Nup même, cette problématique du droit d'accès à la terre et de l'expropriation des paysans au profit, par exemple, de grands propriétaires, est toujours autant d'actualité au Cambodge, où la loi du marché, la corruption, et le jeu d'intérêts économiques très puissants conduisent à toutes sortes de dérives.

" La réussite des polders de Prey Nup, c'est que les gens peuvent se gérer eux-mêmes, en coopération. Le grand pari, c'est que ça dure ", dit-il.

Brice Pedroletti

© Le Monde

 

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