Les événements de 1945 à Saigon 

Du Coup de Force des Japonais à l'arrivée de Leclerc

 

Il est rare de trouver le récit détaillé des événements de l'année 1945 en Indochine. Vous trouverez ci dessous quelques témoignages et récits de cette période douloureuse.  

 

Défilé à Saigon. Henri Estirac - novembre 1945

 

D'après le livre "Jean Cassaigne, la lèpre et Dieu", par Louis et Madeleine Raillon, paru en 1993, édition Saint Paul

Les bombardements se succèdent, le 6 janvier, le 12 janvier (10 bateaux coulés dans le port de Saigon), le 27 janvier, à Cholon, le 7 février, en pleine ville, l'hôpital Grall est gravement atteint. Plus de 200 cratères de bombes.. Le soir, Monseigneur Cassaigne parcourt sa cathédrale, au milieu des gravats; la toiture a été soufflé, les vitraux brisés.

Propagande en faveur du Maréchal Pétain à l'arrière de la cathédrale. Affiche de 6m * 8 mètres (source : l'Indochine hebdomadaire illustré, 1942)

Vendredi 9 mars 1945, il est 21h30: véritable feu d'artifice. Des fusées rouges éclatent de toutes parts, dans la nuit. Les sirènes sonnent. Des gens courent, s'enfuient. "Les japonais viennent d'attaquer les casernes françaises". 

Nuit blanche. Que dit la radio ? rien ! Soudain, au milieu des bruits d'armes, une violente explosion, du coté de l'arsenal, suivie de grandes flammes et de crépitements: les marins français ont fait sauter les munitions. Enfin, au petit matin, une voix inhabituelle vient de décréter la loi martiale: "l'Amiral Decoux a violé l'accord de défense commune de 1941, en refusant de placer les forces françaises sous le commandement japonais. Il a été arrêté ainsi que tous les hauts fonctionnaires français. Tout individu qui sera pris les armes à la main sera immédiatement fusillé".

La véritable occupation japonaise commence.

On apprend que les arrestations commencent cette nuit et se poursuivent selon un plan soigneusement mis au point.  [..] Tous ces hommes sont enfermés dans les bâtiments de la Sûreté nationale et de la prison centrale. La Chambre de commerce est devenu le siège de la Kempetaï. Du grand immeuble gardé par les policiers, mitraillette au poing, sortent et rentrent des command cars, rapides qui partent au 4 coins de la ville et ramènent, en guise de butin, des hommes aux mains ligotées dans le dos. Ceux ci ont fait l'objet de dénonciations, les accusant d'avoir participé à l'organisation de la résistance.

La cathédrale est fermée, les offices sont interdits.

Gigantesques portraits de Ho Chi Minh, Tchang Kai Chek et Truman. Henri Estirac - novembre 1945

La radio continue de répéter les consignes du couvre-feu, l'interdiction des rassemblements de plus de 3 personnes dans la rue.

Dimanche 11 mars, la ville est d'un calme étrange. Pas de cloches, pas d'offices, par de circulation. Seules les motos de la Kempetaï pétaradent dans les rues.

Aux urgences, on a amené un homme de race blanche, 50 an environ, trouvé inanimé sur le trottoir devant la Kempetaï et couvert de blessures si peu ordinaires qu'elles suggèrent les procédés de torture: face méconnaissables, fractures des phalanges, brûlures très nombreuses y compris sur les muqueuses les plus sensibles, etc.. Cet inconnu vient de mourir.

M Vinh Tuy (à droite), ex empereur Bao Dai, au lendemain du renversement de son gouvernement, simple citoyen de la nouvelle République, à la disposition du Président Ho Chi Minh (août 1945)- Henri Estirac - novembre 1945

Depuis le 15 avril, tous les français de Saigon doivent résider au centre ville, à l'intérieur d'un périmètre délimité par la rivière de Saigon, l'arroyo de l'Avalanche, la rue Mayer, la rue de Verdun, le marché,. Impossible d'en sortir car les issues sont gardés par des soldats en armes. Au Comité Français d'Entraide, c'est un véritable casse tête. Outre les réfugiés, déjà en surnombre, on doit trouver des logements à l'intérieur du périmètre, pour tous les français de la périphérie et de la banlieue.

Distribution des tickets de rationnement pour les produits commencent à manquer: sucre, savon, charbon de bois, allumettes, tabac.

Les dénonciations continuent.

Fin 1945: chaque jour, de nouveaux annamites, partis dans la brousse à la suite des forces Viet Minh faisaient leur rentrée dans la vie Saigonnaise - Henri Estirac - novembre 1945

Depuis le coup de force, les manifestations organisées en faveur de l'indépendance se succèdent. Chaque fois, même scénario, avec, pour seule différence, le nombre de manifestants qui s'accroît de plus en plus. Au 1er rang, aux calots blancs, les Jeunesses d'Avant garde en chapeau de paille, suivis d'une masse moins colorée ou l'on pourrait repérer, hélas, nombre de condamnés de droits commun, emprisonnés jusqu'au 9 mars, et relâches par les japonais dans la ville. Les rassemblements ont lieu derrière la cathédrale, boulevard Norodom.

15 août 1945 A la fin de la matinée, tous les japonais présents à Saigon convergent vers le jardin botanique. A midi, genou à terre, ils écoutent le mikado annoncer, par radio, la fin des hostilités. Quelques jours avant, la bombe atomique a détruit Hiroshima et Nagasaki. Les japonais se déclarent vaincus mais ou sont les vainqueurs ?

A l'Hôtel de Ville, siège un Comité Viet Minh. Les Japonais gardent toujours prisonniers les soldats et les cadres français arrêtés le 9 mars; ils bloquent les issues du "périmètre" et patrouillent dans les rues. Rien de changé de ce coté là. Les manifestations prennent un nouvel essor. Avec les Cao Daistes et les Jeunesses d'Avant garde, défilent désormais les milices du Viet-Minh; Tous sont armés de revolvers, et de mitraillettes. La foule les suit.

Une affichette est placardée sur la cathédrale: "Pigneau de Behaine, Alexandre de Rhodes sont des imposteurs. 20.000 piastres à qui arrêtera Mgr Cassaigne."

Prisonniers déblayant le boulevard de la Somme- Henri Estirac - novembre 1945

Quelques jours plus tard, dans les rues de Saigon, on fait le "ménage". On renverse les statues des Français: Francis Garnier, Rigaud de Genouilly, Pigneau de Behaine... Le monument aux morts de 14-18 est souillé. Le boulevard Norodom est rebaptisé "Commune de Paris". Sur les bâtiments officiels, les drapeaux rouge à l'étoile jaune, remplacent les drapeaux jaunes, à l'étoile rouge. Le Viet Minh prend le pouvoir.

Le colonel Jean Cédile, à la tête de plusieurs officiers français, arrivent en reconnaissance, incognito. Devant assumer les fonctions de Commissaire de la République, il explique que les alliés ont décidés que les chinois iront au nord, les anglais au sud pour recevoir la capitulation des japonais. Les français n'ont pas été invité à la conférence de Postdam. Pour ses interlocuteurs, c'est l'incompréhension. Jean Cédile comprend la déception. Ses compagnons et lui même sont venus en éclaireurs, pour prendre des contacts. Dans quelques semaines, arrivera l'Amiral d'Argenlieu, nommé le 16 août, Haut Commissaire de France, en remplacement de l'Amiral Decoux. Le général Leclerc sera là, dans quelques jours, à la tête d'un corps expéditionnaire.

Le 25 août,  la manifestation rassemble beaucoup de monde. Parmi eux, des catholiques. Cependant, les prêtes vietnamiens de Saigon, dans leur très grande majorité, se montrent réservés vis à vis d'un mouvement qui, au nom de l'indépendance, persécute les chrétiens et favorise la violence et les exactions. Ils n'ont pas répondu à la circulaire que leur a adressé l'un des leurs, le Père Ba-Luat, curé de Cho Dui, les incitant à envoyer les jeunes de leurs paroisses, bannières en tête, aux défilés révolutionnaires. Son argumentaire se retrouve dans la presse locale. Son raisonnement est clair. Les français adorent le bon dieu, mais ils ne pratiquent ni la charité ni la justice car ils oppriment et exploitent le Vietnam.

Participation du clergé annamite aux manifestations - Henri Estirac - novembre 1945

La journée du 2 Septembre 1945, fête de l'indépendance, se termine dans le sang et la confusion. L'église, en ce dimanche, commémore les Saints Martyrs du Viet-Nam. A 6000 kilomètres de l'Indochine, dans la baie de Tokyo, Mac Arthur reçoit la rédition du Japon. A Hanoi, Ho Chi Minh proclame l'indépendance de la République Démocratique du Vietnam.. Une grande fête populaire a lieu à Saigon avec des milliers de personnes sur la place de la cathédrale où l'on a dressé un Arc de Triomphe. Après les discours, défilé monstre des groupes, milices, partis, avec leurs banderoles, leurs drapeaux, leurs insignes, leurs armes. Au moment de la dispersion, vers 16 heures, c'est le désordre et, en quelques minutes, un climat insurrectionnel. On entend le crépitement des mitraillettes. Les gens massés sur les trottoirs courent se réfugier dans les maisons avoisinantes. Le Père Tricoire, vicaire de la cathédrale de Saigon, est tué en voulant prendre la défense de deux Frères des écoles chrétiennes. Après avoir reçu une décharge dans la poitrine, un autre milicien lui tranche la gorge d'un coup de poignard. Son corps est traîné par les pieds, sur la place. Les assaillants envahissent la cure, le presbytère est mis à sac. De l'autre coté de la place, la procure est mitraillée (130 impacts de balle). Une cinquantaine de personnes sont blessés et conduites à la prison centrale. A la même heure, des bandes se livrent au pillage dans toute la ville. Des centaines de français se retrouvent en prison. Dans  la nuit, les troupes japonaises, jusque là demeurées passives, rétablissement l'ordre et font relâcher la plupart des prisonniers.

Hanoi - nov 1945:  le défilé des étendards du nouvel État auxquels se trouvaient associés les pavillons chinois et américains. Henri Estirac 

Dès le soir du 2 Septembre, après l'enthousiasme de l'indépendance, les organisations rivalisent pour le pouvoir, règlent leurs querelles de façon brutale et liquident des Français ainsi que des patriotes qualifiés de traites. La confusion est extrême. Cédile s'est installé au Palais du Gouverneur mais il est sans pouvoirs. A la mi septembre, le général britannique Gracey, chef de la Commission d'Armistice, somme le commandant japonais de rétablir l'ordre et de reprendre au Viet -Minh les armes qui lui ont été distribuées... une vrai gageure!

Devant le désordre persistant, Cédile obtient du général Gracey que  les 1400 militaires français, retenus prisonniers depuis le 9 mars, soient libérés et réarmés. Dans la nuit du 22 Septembre, ces derniers reprennent l'Hôtel de Ville et l'ensemble des bâtiments administratifs. Par représailles, le Viet Minh décrète la grève générale. La ville n'est plus ravitaillée, subit des coupures d'eau et d'électricité, les transports sont paralysés. Pendant plusieurs jours, une véritable chasse à l'homme a lieu à l'encontre des francais, eurasiens et aux français de l'Inde. Le 25 Septembre, la bataille reprend dans le quartier de Khan Hoi, dont le curé, le Père Jacques Cong, est assassiné. Le même jour, dans le secteur de Tan Dinh, en bordure de l'arroyo de l'Avalanche, c'est le massacre de la Cité Heraud. Cette cité abrite les familles de fonctionnaires modestes, dont de nombreux eurasiens. Les assaillants sont armés de piques, de poignards et d'arme à feu. Ils saccagent, pillent et tuent. Les femmes, enfants, vieillard ne sont pas épargnés. Des dizaines de cadavres (estimé à 150), le plus souvent mutilés, sont retrouvés dans la rivière ou dans des tranchées, creusées dans le sol.

Avis au public suite à la prise de fonction du Général Gracey, à Saigon (contribution Gilbert Ladarré, document en copyright) 

Le 5 octobre, arrive le Général Leclerc.

En ces semaines difficiles, l'Indochine sort de son isolement: les relations reprennent avec la métropole. De part et d'autre, la coupure 1941-1945 a été marquée par l'occupation étrangère. L''occupation japonaise a été différente de l'occupation allemande. Mais le temps n'est pas encore propice à l'analyse des nuances de l'histoire. Pour l'instant, la nouvelle façon de penser et d'agir est simple, tranchée, comme tout manichéisme: occupation = collaboration et collaboration = épuration. Ainsi, un certain nombre d'hommes vont être renvoyés en France. Les vietnamiens francophiles sont profondément choqués par le spectacle que donnent les français de leurs querelles. Cédile a nommé une commission d'épuration. Rien ne doit en effet subsister de l'ancien gouvernement. L'Amiral Decoux, le 1er octobre, a été mis dans un avion pour la France. Dès son arrivée, peut on lire dans les journaux de Saigon, il a été conduit à l'identité judiciaire et  interné à la demande de son successeur. Ce successeur, l'amiral Thierry D'Argenlieu, arrive à Saigon le 30 octobre.

Fin décembre, un certain calme est revenu à Saigon, du moins pendant le jour, alors que la nuit, le couvre feu est maintenu.

"Nous sommes parvenus dans le coude de la rivière qui sert de port à Saigon" Henri Estirac - novembre 1945

"Je reviens d'Indochine" par Henri Estirac, 

Livre est paru en 1946. Ce journaliste est parti en octobre 1945 avec le Corps Expéditionnaire Français d'Extrême Orient.

"Nous venions de prendre pied en Indochine" Henri Estirac - novembre 1945

"A Saigon, plus d'annamites; ou s'il y en a, on ne les voit pas. La plupart, pour des raisons de sécurité, ont suivi le Viet Minh. Il ne reste que les français, les chinois, les anglais fraîchement arrivés et quelques américains. 30.000 japonais sont considérés comme prisonniers en Indochine-sud. La population fait des queues pour s'approvisionner. Nous avons des cartes de rationnement. Plus de tissu. Le couvre feu est à 20 heures. C'est l'état de siège. Chaque nuit, on entend des coups de feu, "tirés par les patrouilles", explique-t-on. L'eau est rare, de même que l'électricité. Les planteurs et les Européens des environs de la ville se sont réfugiés dans Saigon. Tous ces gens, auxquels il faut ajouter les troupes qui débarquent, ont provoqué une crise du logement. Le marché noir est intense, soutenu par les chinois: les prix ont quintuplé en 5 ans. Il faut 1.500 piastres, c'est à dire 15.000 francs - puisque la piastre est toujours à 10 francs - pour faire vivre une famille d'importance moyenne. L'état sanitaire est bon. Les destructions dues aux bombardements aériens ne sont pas très importantes. Théoriquement, on peut se rendre à Pnom Penh par le fleuve.

Hanoi: les chefs du parti haranguant leurs troupes du balcon du Théâtre Municipal. Henri Estirac - novembre 1945

En ville, les "boys" au service des européens ont quasiment tous disparu, menacé de mort par le Viet Minh pour le cas ou ils continueraient d'assumer leurs fonctions chez des européens. C'est pour la même raison qu'il est devenu impossible de trouver un "pousse" dans la ville. Dans la rue Mac Mahon, on tombe en plein quartier des états majors: les bureaux du Général Leclerc, et ceux des anglais. Au delà de ce périmètres, la rue ne desservait plus que des villas pillées ou saccagées.

 Témoignage de Jacques Artigues, qui perdit son père le 9 mars 1945, lors du coup de force, à l'Arsenal

 

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