L'ANNAM SANGLANT

Roman d'Albert de Pouvourville - 1890

 

AnnamSanglant.jpg (24099 octets) Eugéne Albert Puyou, comte puis marquis de Pouvourville, est né à Nancy en 1861 dans une famille marquée par la tradition militaire. Il suivra la voie ouverte par son pére, administrateur militaire de Son-Tay, à travers son engagement dans les troupes coloniales. Il arrivera au Tonkin vers 1887-1888 où il fut engagé dans une campagne de 22 mois. Il mourra à Paris en 1939. Pouvourville fut un ardent pourfendeur des méthodes françaises de colonisation, bien qu'il en reconnaisse la nécessité pour l'intérêt de la France et de son économie.

Bien qu'il n'ait pas participé directement aux événements de 1883 (débarquements des troupes d'Henri Riviére jusqu'à la prise de Son Tay par les mercenaires chinois en décembre de la même année), il les relate d'une manière romancée, à travers la perception annamite et surtout chinoise des événements. Il exprime ainsi, avec beaucoup d'érudition, la grandeur de la pensée chinoise face à l'esprit occidental "barbare".

Cet ouvrage est paru en 1890 (sous le titre "De l'autre coté du mur"). Il s'agit ici d'une réédition récente aux éditions Kailash (69, rue St Jacques 75005 Paris et à Pondichery).

Extrait (début du roman) :

" Un dê laï des courriers du Tông-Dôc de Sontay traversait à l’allure la plus rapide les rues serrées de l’ancienne cité, du côté du quartier de Hoan-Phô, où les marchands de sel et de saumures avaient leur demeure.

Ayant abandonné la grande voie qui mène à la porte d’Hanoï, il avait parcouru successivement la rue des Poissons, la rue de Tuan-Hoan, la rue du marché, et ne s’était arrêté qu’aux fortifications, pour se diriger vers la Dinh-Nghé, la grande pagode populaire du Sontay extérieur. Son large vêtement de flanelle rouge brodé de têtes de dragons bleus, flottait aux angles du chemin, sous le halètement de sa course; ses cheveux pendaient à son dos ; il serrait sous son bras son turban dénoué.

Au bout d’un grand bâton blanc qui lui servait de caducée, était suspendu, par un ruban de moire jaune, un papier . impérial, tramé d’argent, rempli de larges cachets et de hauts caractères.

Un linh essoufflé courait par derrière, en tapant à coups précipités sur un petit gong de bronze.

A la vue du courrier, porteur de l’impérial symbole, et du plus loin qu’ils l’apercevaient, les Annamites s’inclinaient, n’osant regarder en face ce que le roi avait signé: si respectueux de la majesté royale, qu’ils ne prononcent jamais le nom du souverain, et que, en parlant de lui, ils disent : le dessous du Trône ", n’osant pas même faire allusion à celui qui est dessus.

Puis le courrier éloigné, ils couraient en foule sur ses traces, anxieux de la nouvelle importante que cet édit renfermait, car on n’affiche pas, pour de vains motifs, l’ordre d’un Empereur d’Extrême-Orient. Arrivé à Dinh-Nghé, dont la porte immense, en bois de fer noirci par les siècles et cloutée de clous d’or, regarde l’Orient, le courrier, après avoir présenté l’édit aux quatre coin de l’horizon, pour indiquer que chacun devait en prendre connaissance, l’attacha à des clous d’or, et, toujours courant, disparut dans la direction d’où il était venu.

Le peuple s’était arrêté au bas du monticule que couronnait la Dinh-Nghé. Il était très matin, et les gens se pressaient, distrait, par la curiosité du sommeil de la dernière heure ; l’inquiétude des bruits de guerre qui depuis longtemps couraient dans le pays - comme court sur l’eau, sans la rider même le premier souffle de la tempête, - les saisissait au cœur, et les trouvait au réveil, comme elle les avait laissés s’endormir , haletant aux moindres nouvelles, et hâtif de démêler le vrai.

C’était bien la forme du rescrit de Hué: un grand papyrus rectangulaire, jaune d’or, avec, dans sa trame soyeuse les dessins argentés et les filets métalliques représentant le dragon à cinq griffes, et les caractères hiératiques du nom impérial : de grandes colonnes de lettres, des cachets du Comat et des Colonnes; en bas, le grand sceau impérial frappé au minimum, étalait la signature souveraine. Le grand édit, pendu à la porte par la bande de moire, se balançait au vent du matin.

Peu de gens savaient lire l’écriture en caractères, et l’ignorance ajoutait encore au respect fanatique pour l’expression tangible de la volonté sacrée. Nul donc ne bougeait quand un lettré, bien reconnaissable à son profil pâle et émacié, à ses lunettes chi noises et à sa longue robe de soie, monta le petit mamelon, immédiatement suivi par toute la foule, et, lentement, lut - avec les intonations bizarres et chantantes des caractères transcrits - au peuple assemblé, la volonté de son empereur : "

 

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